1.2) L’association : une solution possible au paupérisme

Dans une note non publiée et au cours de la même année de la rédaction du « Mémoire sur le paupérisme » 801 , A. de Tocqueville fait de l’association le moyen pouvant le mieux répondre aux besoins d’assistance des personnes démunies tout en ne permettant pas le développement de conduites immorales. Il faut que l’aide accordée soit le « prix d’un travail » 802 . Il s’agit donc d’associations volontaires constituées sur une base locale pour bénéficier des effets induits de proximité entre les donateurs et les bénéficiaires de l’aide 803 . Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer la supériorité de cette organisation de l’assistance associative sur la « charité légale » et la « charité individuelle ». Par rapport à la première, elle ne favorise pas l’augmentation de la pauvreté dans la mesure où elle n’est pas systématique car chaque donateur est libre de se retirer de l’association s’il estime que les aides octroyées ne font qu’empirer la situation. Cette liberté d’action assure en même temps une bienfaisance facultative, non imposée. Enfin, une augmentation des dons est attendue de la part des classes favorisées qui sont incitées à hausser leurs aides étant assurées d’une utilisation efficace du fonds social. L’association pourra même se transformer en une institution d’assurance mutuelle si les souscriptions émanent à terme des personnes touchées occasionnellement par la pauvreté. L’association en second lieu est préférable à la « charité individuelle » pour deux raisons, car d’une part, lui étant « plus puissante et plus productive » elle permet de baisser les montants d’argent consacrés à la charité 804 , et d’autre part, elle évite toutes les actions dégradantes qu’implique la pauvreté. De fait, il est de l’intérêt des propriétaires de contribuer au développement de ces associations charitables car en combattant efficacement le paupérisme, elle rend moins probable le risque de conflits sociaux provoqués par les écarts de richesse 805 . Cet « intérêt bien entendu » auquel A. de Tocqueville fait explicitement référence constitue un principe essentiel de la cohésion sociale des sociétés démocratiques qu’il commence à développer dans la première partie à De la démocratie en Amérique en 1835 et qu’il argumentera plus amplement dans la seconde partie en 1840 806 .

L’association permet en effet d’exercer un « pouvoir moral » remplaçant efficacement au sein des sociétés démocratiques les liens sociaux inégalitaires des sociétés aristocratiques 807 . Le fonctionnement d’une organisation sociale égalitaire suppose d’abord que chacun de ses membres soit libre de poursuivre son intérêt personnel mais qu’en même temps il s’engage par l’association avec ses semblables à répondre à certains devoirs sociaux nécessaires à une régulation sociale efficace 808 . Comment devant l’effondrement des sentiments religieux et moraux, la société peut-elle effectivement assurer un objectif de cohésion sociale ? Car « si, au milieu de cet ébranlement universel, vous ne parvenez pas à lier l’idée des droits à l’intérêt personnel qui s’offre comme le seul point immobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ? » 809 . D’autant plus qu’à la suite des observations qu’il effectue en 1835 en Angleterre, A. de Tocqueville craint l’avènement d’une nouvelle forme d’aristocratie, non plus fondée sur une inégalité en droit mais provoquée par le libre jeu de la division du travail. Deux conséquences, une positive l’autre négative, découlent en effet de ce dernier phénomène économique. Il permet une amélioration de la productivité du travail, mais entraîne une dépendance croissante des ouvriers à l’égard de leurs employeurs. Les premiers occupés chaque jour à la même tâche, répétitive et élémentaire, perdent leurs capacités artisanales, alors que les seconds ayant recours à de nouvelles compétences d’organisation et de direction affichent de moins en moins de sentiments bienveillants à l’égard de ceux qu’ils emploient préoccupés, seulement par l’utilité qu’ils peuvent en retirer ; ‘« entre l’ouvrier’ ‘ et le maître, les rapports sont fréquents, mais il n’y a pas d’association’ ‘ véritable »’ 810 . L’absence de liens entre cette nouvelle aristocratie industrielle et la population ouvrière remet directement en cause l’égalité démocratique et risque de conduire au conflit social. Comment prémunir la société industrielle de cette option désastreuse ? Comment en d’autres termes remplacer le sentiment de bienveillance réciproque de l’organisation féodale mais sans bouleverser le principe égalitaire ? Il n’est pas non plus question d’imposer par la contrainte un code moral de conduite mais bien de s’appuyer sur l’intérêt individuel du citoyen. Le principe d’association parce qu’il est volontaire et repose sur l’égalité constitue sur ce point un instrument particulièrement bien adapté. A. de Tocqueville rappelle en 1835 que les Américains utilisent ce moyen pour tout type d’entreprise : la sécurité publique, le plaisir, la religion, la morale, mais aussi pour les activités économiques comme l’industrie et le commerce 811 . L’association, bien qu’elle se fonde sur le respect des libertés individuelles, permet la réalisation des devoirs sociaux auxquels tout citoyen se sent obligé de répondre. Celui-ci est ‘« le meilleur comme le seul juge de son intérêt particulier »’ mais il sait aussi que l’objectif de cohésion sociale ne peut être assuré que par son engagement dans la sphère publique « au gouvernement de la société » 812 .

L’idée d’association existe donc dès 1835 dans les écrits d’A. de Tocqueville. Son objectif n’est pas que moral mais aussi économique. Elle constitue en effet un principe moral remplaçant la bienveillance des sociétés aristocratiques, mais elle peut aussi se concevoir comme un instrument efficace pour lutter contre le paupérisme. A. de Tocqueville revient, avant d’étendre sa pensée sur l’association dans la seconde partie à De la démocratie en Amérique, sur ce dernier point, en 1837 dans un essai non publié, où il réfléchit à nouveau sur les moyens de prévenir la croissance des inégalités sociales au sein de la société industrielle 813 .

Ce texte préfigure la problématique soulevée précédemment du chapitre XX du second volume à De la démocratie en Amérique sur l’apparition d’une nouvelle aristocratie industrielle au sein des sociétés démocratiques. A. de Tocqueville note en effet la parfaite correspondance entre les règles de la propriété industrielle et les mœurs de la féodalité dans la mesure où les capitaux restent en la possession d’une minorité de la population. L’Angleterre connaît une importante pauvreté pour deux raisons essentielles. Premièrement, en concentrant la propriété foncière, les travailleurs agricoles ont été contraints de s’exiler dans les centres urbains augmentant la population ouvrière industrielle. La consommation des produits de l’industrie n’étant pas suffisante, les ouvriers perçoivent de faibles salaires et connaissent aussi des périodes de chômage. Deuxièmement, parce que son économie dépend fortement de ses échanges extérieurs, les crises commerciales que subit régulièrement l’Angleterre se répercutent sur le secteur industriel qui se voit contraint de baisser sa production et ses salaires. A l’inverse, la France en pratiquant la division des propriétés foncières et étant faiblement dépendante économiquement du niveau de ses importations et de ses exportations ne connaît pas les mêmes problèmes d’augmentation de la classe ouvrière industrielle et de crises commerciales. Ce contraste explique pourquoi l’Angleterre bien que plus riche économiquement que la France est davantage touchée par le paupérisme.

Tant que la propriété restera le privilège d’une petite partie de la population, la situation anglaise ne pourra évoluer. En effet, l’absence de propriété pour les ouvriers agricoles ou industriels les incite à l’imprévoyance. Car étant absolument dépendants économiquement des variations de l’activité industrielle, ils ne trouvent aucun motif valable de se projeter dans l’avenir et d’effectuer des efforts pour se sortir de leur situation de pauvreté. A l’inverse, ‘« dès qu’ils se croient les moyens de se mettre eux et leurs enfants hors des atteintes de la misère, ils prennent des mesures énergiques pour lui échapper et ils cherchent par des privations momentanées à s’assurer un bien-être durable »’ 814 . Autrement dit, la prévoyance ne deviendra effective qu’en raison d’un partage plus équitable de la propriété foncière d’une part et industrielle d’autre part. Une voie possible pour sortir du paupérisme consiste donc à ‘« donner à l’ouvrier’ ‘ industriel comme au petit agriculteur l’esprit et les habitudes de la propriété »’ 815 . Il faut par conséquent procéder à une division tant de la propriété foncière que de la propriété industrielle. Comment, s’interroge A. de Tocqueville, effectuer cette répartition plus égalitaire des moyens de production dans le secteur industriel ? L’idée d’association est ici avancée au travers de deux moyens possibles.

Premièrement en donnant à l’ouvrier industriel un « intérêt dans la fabrique » 816 par le principe d’association ; mais cette solution bute sur deux écueils. Il faut d’abord convaincre les propriétaires industriels des bénéfices à attendre de cette division de la propriété. Or, ces derniers ne recherchent que leur intérêt égoïste. Faut-il alors avoir suffisamment confiance dans la diffusion de la doctrine de l’« intérêt bien entendu » ? Enfin, les ouvriers n’ont pas fait toujours preuve de compétences dans leurs expériences associatives 817 . Néanmoins, A. de Tocqueville reste relativement confiant dans l’avenir de l’association dont il fait dépendre la croissance du développement des capacités ouvrières.

Et, deuxièmement, en développant l’épargne salariale ; la capitalisation des salaires doit en effet permettre d’augmenter le revenu des ouvriers d’industrie. Mais à la centralisation du capital opérée par l’Etat par les caisses d’épargne, A. de Tocqueville préfère un système décentralisé de gestion des capitaux ouvriers dans lequel les caisses d’épargne seraient reliées aux monts-de-piété qui pratiquent des taux d’intérêt plus élevés et qui dans le même temps financent des œuvres sociales 818  ; ce système permettrait ainsi de mutualiser la prévoyance entre les personnes pauvres.

L’idée d’association dans le champ économique offre des applications pratiques variées. Elle permet de développer une charité « légale indirecte » intermédiaire supérieure à la « charité individuelle » et à la charité publique « légale directe » 819 . Elle peut aussi faciliter la division de la propriété industrielle par l’association ouvrière, mais A. de Tocqueville ne donne pas d’élément d’information précis concernant ce point sur son mode d’organisation interne. Enfin, elle permet de réunir l’épargne salariale et d’apporter une source de revenu supplémentaire pour l’ouvrier.

Outre qu’elle garantisse les libertés individuelles, la pratique associative demande prévoyance de la part des associés qui profitent de l’activité de l’association et sacrifice pour les classes propriétaires ou riches. Mais il s’agit d’un sacrifice relevant d’un « intérêt bien entendu » qui n’entraîne donc pas un pur désintéressement, car d’une part, l’augmentation de la prévoyance débouchera nécessairement sur un abaissement du paupérisme, et d’autre part, les classes propriétaires s’assurent ainsi des risques de conflits d’intérêts qu’un écart de richesse trop important pourrait susciter. La prise en compte des arguments développés dans le second volume à De la démocratie en Amérique nous permettra ici de comprendre plus précisément la doctrine de l’« intérêt bien entendu ».

Notes
801.

Il s’agit de la « Lettre sur le paupérisme en Normandie », A. de Tocqueville [1989b].

802.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 158].

803.

L’association prend le nom d’« association communale pour l’extinction du vagabondage et de la mendicité » dont le fonds social est formé par souscriptions et dons. La commission administrative dont fait partie un nombre donné de souscripteurs contrôle l’emploi du fonds social, A. de Tocqueville [Ibid., p. 158].

804.

L’efficacité de l’association s’explique par l’absence de gaspillages, A. de Tocqueville [Ibid., p. 159].

805.

« Il faut bien que les riches comprennent que la Providence les a rendus solidaires des pauvres et qu’il n’y a pas de malheurs entièrement isolés dans ce monde », A. de Tocqueville [Ibid., p. 160].

806.

Cette thèse est développée dans le Chapitre VIII intitulé « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu », de la deuxième partie à De la démocratie en Amérique, A. de Tocqueville [1992 (1840), pp. 635-638].

807.

A. de Tocqueville souligne dans l’introduction à la première partie à De la démocratie en Amérique la faible cohésion sociale dans laquelle se trouve la société française en ces années 1830 comparativement à la société américaine. Car la promotion de « la doctrine de l’intérêt, sans en connaître la science, et son égoïsme est aussi dépourvu de lumières que l’était jadis son dévouement » alors qu’il faudrait que les citoyens français comprennent comme l’ont compris les citoyens américains que « pour profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges. L’association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l’Etat serait à l’abri de la tyrannie et de la licence », A.de Tocqueville [1991 (1835b), pp. 10-12].

808.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 70].

809.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 274].

810.

A. de Tocqueville [1992 (1840), p. 675].

811.

A. de Tocqueville [1991 (1835b), p. 213].

812.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 70. ; p. 271].

813.

Il s’agit du « Deuxième article sur le paupérisme », A. de Tocqueville [1991].

814.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1183].

815.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1187].

816.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1187].

817.

A. de Tocqueville fait référence ici aux échecs des essais d’associations ouvrières de 1833.

818.

Il faut ainsi « donner […] à ces petits capitaux un emploi local », A. de Tocqueville [Ibid., p. 1194] ; il exprime sur ce point la même opinion contenue dans la « Lettre sur le paupérisme en Normandie ».

819.

A. de Tocqueville [1959, p. 61].