2.1) L’association pour pallier les effets négatifs de l’individualisme

L’idéal de l’égalité des conditions constitue le principe moteur des sociétés démocratiques, mais sa réalisation n’est pas sans conséquence négative. Il tend en effet à favoriser le développement d’un nouveau phénomène social, inconnu des sociétés aristocratiques, à savoir l’individualisme. Il se définit comme ‘« un sentiment’ ‘ réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »’ 822 . L’individualisme se différencie de l’égoïsme, sentiment purement personnel dénotant d’un amour de soi excessif. Bien que procédant d’un raisonnement aussi personnel, l’individualisme dépend directement des conditions sociales dans lesquelles il prend place. Il résulte en fait d’un jugement erroné du citoyen sur ses propres besoins et sur ses devoirs sociaux. Trois causes principales peuvent être invoquées. Premièrement, le citoyen croit que la réalisation du bien public ne nécessite aucune participation de sa part ; il se désintéresse ainsi des activités relevant de l’intérêt général pour ne s’occuper que de ses intérêts privés. Deuxièmement, le développement économique faisant, le citoyen tend à subordonner ses devoirs sociaux à ses intérêts économiques. L’autonomisation croissante des activités industrielles du reste de l’organisation politique le rend en outre insensible aux problèmes d’inégalités sociales qui peuvent affecter la société. Enfin, troisièmement, le citoyen récusant tout principe d’autorité croit en l’autosuffisance de ses capacités individuelles le poussant à « la contemplation de lui-même » 823 .

L’individualisme en conséquence naît de la coupure opérée par le développement des sociétés démocratiques des sphères privée et publique. Il contraint en premier lieu la participation à l’action publique au profit des activités privées qui avec la croissance de l’économie se restreignent à la recherche du bien-être matériel. Car le développement démocratique se caractérise avant tout, selon A. de Tocqueville, par l’importance prise par « l’amour des richesses » 824 . Ce concept d’individualisme absent dans le premier volume à De la démocratie en Amérique,en 1835, donne ainsi un éclairage nouveau sur la question du paupérisme étudiée la même année. Le fait que la propriété foncière et surtout la propriété industrielle ne soient accessibles qu’à une minorité de la population n’est-il pas une manifestation de l’individualisme ? La nouvelle « aristocratie manufacturière », coupée de tout lien d’obligation avec les ouvriers industriels qu’elle emploie, ne reproduit-elle pas point pour point le comportement intéressé du citoyen des sociétés démocratiques ? Intéressement qui devient même égoïsme dans la mesure où finalement l’individualisme résultant d’un mauvais raisonnement individuel amène le citoyen à ne tenir compte que de ses intérêts privés 825 .

Le paupérisme relevait dans son premier texte de 1835 de causes structurelles tenant au développement des besoins des sociétés industrielles. Il trouve ici une cause supplémentaire dans l’individualisme de l’organisation sociale démocratique. C’est parce que les citoyens, ici les propriétaires, n’éprouvent aucun sentiment d’obligation à l’égard de leurs semblables, que les inégalités sociales se développent. En ce sens, le sentiment individualiste n’est pas une cause directe du paupérisme mais un facteur renforçant qui vient s’ajouter aux causes structurelles. La charité publique ne saurait en outre servir d’alternative car elle se révèle totalement inefficace. Comment dès lors remédier à l’individualisme et par extension au paupérisme de l’organisation industrielle ?

A. de Tocqueville trouve dans la société américaine l’esquisse d’une solution fondée sur l’association et la doctrine de l’« intérêt bien entendu ». Les institutions politiques sont organisées de manière à ‘« multiplier à l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu’ils dépendent les uns des autres »’ 826 . Il ne s’agit pas pour autant de réduire, voire de contraindre, la réalisation des intérêts particuliers mais de montrer à chaque citoyen son inscription sociale, et, que sa liberté individuelle dépend aussi de la cohésion sociale de la société dans laquelle il vit. Par effet d’apprentissage, l’activité publique qui à l’origine s’oppose à la poursuite de l’intérêt individuel tend peu à peu à devenir une fin en soi. Autrement dit, l’intérêt privé se confond avec l’intérêt public 827 . Un des objectifs d’A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique consiste dans la recherche des conditions de la liberté dans les sociétés démocratiques 828 . Deux composantes permettent ici d’en préciser la nature. Il ne s’agit pas en effet seulement d’une liberté individuelle au moyen de laquelle le citoyen entreprend ses actions privées, principalement économiques, à des fins personnelles, mais aussi d’une « liberté politique », participative, impliquant un degré minimal de sacrifice individuel, et qui trouve dans l’association un lieu d’expression parfaitement adapté 829 .

Développée d’un point de vue politique, cette dernière idée peut aisément se transposer au champ économique, notamment au niveau du mode d’organisation du travail 830 . Les propriétaires industriels n’acquerront leur liberté économique que sous la condition d’entreprendre certaines actions favorables aux ouvriers salariés : une redistribution partielle de la propriété industrielle en constitue une des modalités essentielles. Celles-ci n’impliquent pas non plus de sacrifices démesurés mais simplement un engagement à répondre à certaines obligations sociales en particulier au travers du principe d’association. Liberté économique qui par ailleurs ne pourra trouver de garanties que dans la mesure où il ne persiste pas un antagonisme des intérêts trop important porteur de risques de conflits sociaux.

En fait, deux types d'associations sont distinguées : l'association politique et l'association civile comprenant les associations commerciales, industrielles, religieuses, morales, etc. 831 L'existence de la seconde présuppose en règle générale la présence de la première. Les associations politiques sont en effet conçues comme des « grandes écoles gratuites » dans lesquelles ‘« tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations »’ 832 ; elles permettent de subordonner les intérêts particuliers à l'action collective et d'envisager d'appliquer la science de l'association à diverses activités sociales que les citoyens décident d'entreprendre.

L'association constitue donc un moyen particulièrement efficace et adapté à des objets aussi différents que l'instruction ou l'économie. Ainsi, elle supplée à la faiblesse de l'action individuelle. A. de Tocqueville lui reconnaît d'abord et avant tout une puissance morale, notamment lorsqu'il déclare : ‘« les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s'agrandit et l'esprit humain ne se développe que par l'action réciproque des hommes les uns sur les autres »’ 833 . Mais on peut aussi lire dans certains passages la reconnaissance d'une puissance économique 834 . Néanmoins, le principe d'association reste essentiellement requis pour le lien moral qu'il permet d'instituer entre les citoyens des sociétés démocratiques. La cohésion sociale sera atteinte en raison du développement de l'association dont le développement permet de canaliser les effets des inégalités sociales et de les rendre compatibles avec l'idéal d'égalité des conditions de l'état démocratique.

A. de Tocqueville conçoit en définitive l'association moins comme un principe économique que moral. Il n'empêche qu'il l'introduit comme moyen économique dès 1835 dans ses études sur le paupérisme auquel il donne suite en 1840 dans ce second volume à De la démocratie en Amérique, mais cette fois en insistant davantage sur les bénéfices moraux que son développement induit. Parallèlement, ce dernier développement permet de préciser la nature des motivations individuelles qui sous-tendent le principe d'association.

Notes
822.

A. de Tocqueville [1992 (1840), p. 612].

823.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 533].

824.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 537].

825.

A. de Tocqueville [Ibid., pp. 612-613].

826.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 618].

827.

« On s’occupe d’abord de l’intérêt général par nécessité, et puis par choix ; ce qui était calcul devient instinct ; et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de les servir », A. de Tocqueville [Ibid., p. 620].

828.

R. Aron [Op. cit., pp. 224-229].

829.

A. de Tocqueville [Op. cit., p. 620].

830.

Les conséquences auxquelles nous aboutissons sur ce point précis sont à notre sens implicitement comprises dans le chapitre XX de cette seconde partie.

831.

A. de Tocqueville [Ibid., pp. 620-621].

832.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 631].

833.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 623].

834.

En particulier dans l'introduction de la deuxième partie du premier volume : l'Amérique représente le pays « où l'on a appliqué ce puissant moyen d'action à une plus grande diversité d'objets […] il n'y a rien que la volonté humaine désespère d'atteindre par l'action libre de la puissance collective des individus », A. de Tocqueville [1991 (1835b), pp. 212-213].