2.2) L’« intérêt bien entendu » comme principe moteur de l’association

C’est sur ce point que De la démocratie en Amérique apporte une information importante sur la pensée de l’association d’A. de Tocqueville. En effet, le chapitre VIII de la deuxième partie de ce second volume s’intitule « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu ». Il montre en fait qu’entre le strict intérêt individuel et le désintéressement figure l’« intérêt bien entendu » répondant à la fois aux intérêts particuliers et à l’intérêt général.

Les sociétés démocratiques se manifestent par l’importance accordée par les citoyens à leur bien-être matériel. La recherche des richesses l’emporte sur tout autre motif d’action. Le risque étant dès lors que les citoyens oublient qu’ils forment ensemble une société à laquelle leur bien-être économique est rattaché, et que l’organisation démocratique qui leur permettait de réaliser librement leurs activités économiques soit remise en cause par l’émergence d’un pouvoir despotique 835 . Le sentiment individualiste se transforme en égoïsme lorsque finalement la personne ne s’occupe que de ses affaires privées laissant le soin à d’autres la gestion de la chose publique. Cette tendance transparaît aussi bien chez les personnes défavorisées attirées par les opportunités offertes d’acquisition du bien-être que des personnes plus riches qui craignent pour leur part de perdre leur situation matérielle ; les barrières entre catégories sociales ne sont plus en effet aussi insurmontables dans les sociétés démocratiques qu’elles ne l’étaient dans les sociétés aristocratiques 836 . Cette prédominance des intérêts matériels pousse les citoyens vers les fonctions commerciales et industrielles. Or, non seulement l’importance prise par le paupérisme dans les sociétés industrielles montre les dangers auxquels les activités économiques peuvent conduire, mais, en outre, l’exercice de ces activités tend à augmenter encore le désir, déjà fort, des citoyens pour leur bien-être matériel 837 . Autrement dit, les pratiques économiques ne font que renforcer l’influence des intérêts matériels, et, risquent de favoriser l’apparition d’une nouvelle « aristocratie manufacturière » 838 .

Dès lors, comment intéresser les citoyens à la chose publique ? Le maintien de l’ organisation démocratique est en effet directement proportionné au niveau d’engagement et de participation consentis par ses membres. Il implique donc un degré minimal de sacrifice individuel. A. de Tocqueville trouve une solution dans la doctrine de l’« intérêt bien entendu » développée par les citoyens américains. Deux raisons permettent de comprendre en quoi ce principe d’action est particulièrement bien adapté aux sociétés démocratiques. Premièrement, le poids des intérêts matériels faisant, il paraît hors de question de compter sur le développement d’un désintéressement pur sinon par la contrainte. Il faut donc rechercher une voie médiane dans laquelle l’intérêt individuel reste important. Enfin, deuxièmement, chaque citoyen doit être libre d’entreprendre les activités auxquelles il aspire le plus 839 . Le respect des libertés individuelles comme présupposé, comment alors persuader le citoyen des sociétés démocratiques que sa liberté, au moyen de laquelle il peut satisfaire son désir de « jouissances matérielles », dépend aussi de son engagement et de sa participation dans la chose publique ? La société américaine répond à ces deux exigences car elle ne prétend pas qu’il faille ‘« se sacrifier à ses semblables parce qu’il est grand de la faire »’, mais parce que ‘« de pareils sacrifices sont aussi nécessaires à celui qui se les impose qu’à celui qui en profite »’ 840 . Chaque personne, non par instinct mais d’abord par calcul, s’engage dans des « petits sacrifices » qui elle le sait lui serviront en retour au maintien de sa liberté économique et politique. Tout citoyen américain participe ainsi réciproquement à la gestion des affaires publiques, car il sait que, sans cette action publique, son bien-être pourrait en pâtir. Il s’agit d’un « égoïsme éclairé » intermédiaire entre désintéressement et intérêt individuel 841 . Il ne procède pas de sentiments spontanés, comme peuvent l’être le dévouement et l’égoïsme, mais d’une action réfléchie et raisonnée qui à long terme par effet d’apprentissage devient instinctuel.

L’« intérêt bien entendu » trouve par ailleurs dans l’association un cadre social adapté. Elle permet à un premier niveau de garantir la liberté politique par la gestion collective et concertée de l’intérêt général. Tout citoyen par cette assurance peut dans le même temps entreprendre les activités économiques correspondant à ses propres intérêts. Transposée au niveau civil, l’association en second lieu raffermit l’état démocratique de l’organisation économique en opérant notamment l’alliance des intérêts des propriétaires et des non-propriétaires, incluant les industriels et les ouvriers. Encore une fois, cette dernière option, l’association industrielle et commerciale n’apparaît qu’en filigrane dans ce second volume à De la démocratie en Amérique ; A. de Tocqueville insiste davantage sur les liens positifs entre liberté politique et activité économique 842 .

Aussi, l’association et l’« intérêt bien entendu » ne sont pas les seuls moyens dont use la société américaine pour lutter contre le matérialisme des sociétés démocratiques ; le facteur religieux en est un autre. Nous ne ferons ici qu’énoncer brièvement les arguments développés sur ce dernier point. Bien qu’a priori en dehors de notre problématique, la prise en compte des arguments d’A. de Tocqueville sur l’importance de la religion dans la société américaine fournit quelques informations précieuses sur sa théorie de l’association. La conception anti-matérialiste d’A. de Tocqueville permet en effet de mieux situer la perspective dans laquelle s’inscrit l’« intérêt bien entendu ». La fameuse critique qu’il prononce à l’encontre des doctrines socialistes en 1848, leur reprochant leur trop grande attention portée aux « passions matérielles de l’homme » et leur négligence des sentiments, réactualise une conception de la morale constante dans les écrits d’A. de Tocqueville 843 . Pour autant, sa dénonciation des intérêts matériels ne le conduit pas à une vision antinomique du comportement individuel. L’« intérêt bien entendu » entremêle en effet intérêt et désintéressement. A. de Tocqueville compte sur la raison « éclairée » du citoyen pour le convaincre du bien-fondé de l’association ; le facteur religieux parce qu’il s’appuie sur des fins « immatérielles » facilite aussi l’adhésion à la doctrine de l’« intérêt bien entendu » 844 . Là encore, il ne saurait être question de transformer le mobile économique mais simplement de limiter ses effets anti-sociaux 845 .

Nous terminerons cette partie sur deux points de synthèse de l’idée d’association après la lecture de ce second volume de De la démocratie en Amérique.

  1. Premièrement, concernant la nature des mobiles d’action compris dans l’association. L’« intérêt bien entendu » n’est pas une forme de désintéressement au sens strict bien qu’il entraîne de « petits sacrifices » individuels. On déduit de ce dernier facteur qu’il n’est pas non plus identique au principe de l’intérêt individuel. L’engagement et la participation volontaires, auxquels souscrivent les associés, procèdent d’un arrangement déterminant la réciprocité de l’action publique ; arrangement d’abord calculé et raisonné, ou encore « éclairé », puis devenant progressivement par effet d’apprentissage à plus long terme spontané et systématique. Le citoyen américain ne porte en règle générale aucun intérêt à la situation de ses concitoyens, mais il sait qu’il peut avoir à un moment ou à un autre besoin d’une aide quelconque de leur part tout comme il sait qu’eux-mêmes à leur tour pourront lui demander son secours. Il en résulte par expérience que « leur intérêt, aussi bien que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une mutuelle assistance »A. de Tocqueville [Ibid., p. 689].. Il se forme donc entre les associés un sentiment d’obligation réciproque auquel ils sont d’autant plus tentés d’adhérer que l’habitude leur montre tous les effets bénéfiques qu’ils peuvent en attendre. Il n’y a pas dévouement pour A. de Tocqueville mais serviabilitéA. de Tocqueville [Ibid., p. 689].. En ce sens, désintéressement et intérêt individuel sont entremêlés.
  2. Deuxièmement, l’association est non seulement nécessaire pour les conséquences qu’elle génère du point de vue politique et social, en assurant un fonctionnement démocratique des institutions politiques d’une part, et en maintenant la cohésion sociale d’autre part, mais aussi pour l’efficacité économique que son fonctionnement induit. Les objectifs de cohésion sociale et d’efficacité économique sont en fait concomitants, car la réduction des inégalités sociales favorise la baisse des conflits d’intérêts et partant l’augmentation de la production économique. Ainsi, l’association est davantage louée pour ses effets sociaux que pour les bénéfices économiques qu’une organisation industrielle et commerciale par l’association serait susceptible de produire. Le principe d’association est avant tout jugé en sociologue moins en économiste. Les saint-simoniens, les fouriéristes, ou encore les socialistes associationnistes envisagent généralement les deux possibilités : une efficacité induite du mode d’organisation de l’économie par l’association, absente du second volume à De la démocratie en Amérique mais implicite dans le « Deuxième mémoire sur le paupérisme » ; et une efficacité indirecte provoquée par l’atténuation des conflits d’intérêts et la cohésion sociale qui en résulteLa société américaine a ainsi développé un « matérialisme honnête » persuadé que « les bonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l’industrie », A. de Tocqueville [Ibid., p. 645-646]. .

A. de Tocqueville soutenait-il l’idée d’une réforme sociale par l’association ? L’idée est présente en filigrane dans le « Deuxième mémoire sur le paupérisme », mais le développement des associations ouvrières présuppose la croissance des initiatives volontaires, de la participation individuelle et l’absence de contrainte. Après 1840, A. de Tocqueville continue à s’intéresser à la question sociale ; il prend contact notamment avec V. Considérant, P. Enfantin, avec Louis Blanc sur le problème de l’organisation du travail 849 . Il n’existe pas a priori d’écrits qui permettent de faire la lumière sur son projet économique. Son objectif reste avant tout de rechercher les moyens de la stabilité politique et sociale. Or, le développement possible d’une « aristocratie manufacturière » au côté d’un paupérisme croissant sont deux facteurs potentiellement dangereux pour la survie des sociétés démocratiques. C’est pourquoi il propose certains instruments économiques qui lui paraissent indispensables pour assurer la cohésion sociale. L’assistance par l’association, la régulation des activités industrielles et commerciales par l’association, voire par l’Etat 850 , la caisse d’épargne, etc. constituent autant d’alternatives économiques et sociales apportées par A. de Tocqueville qui rétrospectivement donnent une vision beaucoup plus complexe de sa foi dans le libéralisme politique. A. de Tocqueville n’est évidemment pas un promoteur de réformes sociales à la manière des saint-simoniens ou des fouriéristes, mais un auteur critique des institutions économiques de son époque persuadé que la préservation de l’état démocratique nécessite le développement de nouvelles solidarités entre les citoyens parmi lesquelles figure l’association 851 .

L’idée d’association chez A. de Tocqueville répond la encore à la fois d’un mode d’organisation collectif et d’un principe de comportement. Aussi, insisterons-nous ici sur la doctrine de l’« intérêt bien entendu » qui la sous-tend. Schématiquement, l’association se substitue au sentiment bienveillant des sociétés aristocratiques ; elle exerce ainsi à la fois un pouvoir moral et de cohésion sociale. Elle dépasse néanmoins le sentiment bienveillant de l’ordre aristocratique en permettant d’endiguer les inégalités sociales et de répondre à l’idéal égalitaire des sociétés démocratiques.

Cependant, si A. de Tocqueville fait du sacrifice individuel une propriété majeure et nécessaire de la doctrine de l’« intérêt bien entendu », dénotant à la fois de l’inscription sociale du comportement individuel et du rapport étroit qui lie liberté individuelle et cohésion sociale, l’intérêt individuel prévaut sur le désintéressement. L’engagement associatif devient à terme une « fin en soi » où l’intérêt privé s’identifie à l’intérêt général. Mais l’« intérêt bien entendu » procède d’un calcul intéressé ; chaque personne apprend par la pratique associative qu’elle est redevable de la société pour le maintien de ses libertés économique et politique. A. de Tocqueville accorde trop d’importance au principe de liberté pour subordonner l’intérêt individuel à un quelconque but social. Néanmoins, le fonctionnement d’un système social égalitaire suppose d’abord une liberté individuelle complète, mais aussi parallèlement, la prise de conscience par les membres de la société de leurs devoirs sociaux nécessaires à une régulation sociale efficace.

Les économistes libéraux du Journal des économistes, auxquels nous consacrons le chapitre suivant, partagent avec A. de Tocqueville le souci de préserver la liberté économique, ce qui les conduit à une critique forte de l’idée d’association. Ils n’en récusent pas a priori le principe même, s’ils procèdent d’actions volontaires, mais ils réfutent dans leur grande majorité la nécessité d’une réorganisation économique à laquelle elle reste le plus souvent rattachée.

Notes
835.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 653].

836.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 642].

837.

Ainsi, A. de Tocqueville souligne : les citoyens « sont donc tous portés vers le commerce, non seulement à cause du gain qu’il leur promet, mais par l’amour des émotions qu’il leur donne ». De fait, « toute passion se fortifie à mesure qu’on s’en occupe davantage, et s’accroît par tous les efforts qu’on tente pour l’assouvir », A. de Tocqueville [Ibid., pp. 668-670].

838.

On fait référence ici au chapitre XX de la troisième partie, A. de Tocqueville [Ibid., pp. 671-675].

839.

« Les hommes des temps démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse », A. de Tocqueville [Ibid., p. 653].

840.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 636].

841.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 638].

842.

A. de Tocqueville [Ibid., pp. 653-655].

843.

A. de Tocqueville [1991 (1848), pp. 1142-1143]. Déjà présente dans De la démocratie en Amérique, A. de Tocqueville reprend ce point à différentes occasions après 1840. Les notes réunies « Des progrès théoriques et pratiques de la morale depuis 50 ans » (1840-1848) témoignent d’une conception morale voisine du christianisme ; le « désintéressement » dépend ainsi de la « mise en pratique de l’idée chrétienne de fraternité », A. de Tocqueville [1989c, p. 169]. Plus tard, il montre les bienfaits que le christianisme a apportés à la morale dans les sociétés démocratiques ; la charité ne correspond pas à « l’idée générale que les hommes doivent s’entraider, mais [à une] règle principale de la vie, sentiment actif et habituel, passion confondue dans l’amour de Dieu », A. de Tocqueville [1989d, p. 225].

844.

Les fins immatérielles donnent aux hommes un « tour élevé à leurs idées et à leurs goûts » et les ouvrent « vers les sentiments purs et les grandes pensées », A. de Tocqueville [1992 (1840), p. 659].

845.

Les fins religieuses « ne réussiront point à détourner les hommes de l’amour des richesses ; mais elles peuvent encore leur persuader de ne s’enrichir que par des moyens honnêtes », A. de Tocqueville [Ibid., p. 537].

849.

Les écrits de P. Buchez et de C. Fourier sont les deux principales références de l’ouvrage de L. Blanc L’organisation du travail ouvrage paru en 1839 qui réunissent plusieurs articles publiés dans la Revue du Progrès dont il est le créateur et le rédacteur en chef en 1839, L. Blanc [1847 (1839)].

850.

Il envisage en effet autour de 1848 une intervention de l’Etat pour réguler l’activité industrielle afin d’atténuer les inégalités sociales auxquelles son mode de fonctionnement conduit. Il demande entre autres mesures la hausse des salaires, voir E. Keslassy [Op. cit., pp. 236-240].

851.

On peut dénombrer plusieurs risques auxquels sont confrontés les sociétés démocratiques. Un premier développé dans De la démocratie en Amérique concerne le risque despotique ; l’individualisme des citoyens les pousse à se désintéresser de la chose publique et laisse la voie ouverte pour que se développe un pouvoir autoritaire. Un second risque a trait au changement révolutionnaire ; la croissance des inégalités sociales accentue l’opposition des intérêts sociaux et augmente la probabilité d’une crise sociale majeure. Un troisième et dernier risque possible tient à l’adhésion des gouvernants aux doctrines socialistes ; les libertés individuelles seraient alors menacées par les nouvelles prérogatives de l’Etat auxquelles conduisent les idées socialistes.