CHAPITRE 6 : LA RéACTION DE L’éCONOMIE POLITIQUE LIBéRALE à TRAVERS LE JOURNAL DES é CONOMISTES (1842 – 1852)

Devant la critique et le réformisme économique des années 1830-1840, les économistes proches des idées libérales et héritiers de la pensée de J.-B. Say restent relativement peu réactifs 852 . Au moins trois facteurs vont venir inverser la tendance. D’abord, les crises économiques témoignent de plus en plus des obstacles sérieux auxquels doit faire face l’économie française 853 . Les économistes libéraux commencent à considérer que ces crises économiques récurrentes ne sont pas conjoncturelles mais structurelles ; est mise en cause notamment la croissance industrielle 854 . Ensuite, les enquêtes ouvrières menées dans le courant des années 1830 révèlent un paupérisme croissant alors que l’industrialisation ne semble pas devoir ralentir 855 . L’idée se fait jour parmi les économistes libéraux que les causes de ces inégalités économiques et sociales ne sont pas seulement à rechercher dans l’immoralité des classes pauvres, mais aussi dans les modifications subies par l’organisation économique, notamment dans les rapports du capital et du travail 856 . Une prise de conscience collective, incluant outre les économistes mais plus généralement les tenants du pouvoir, se développe à la fin de la décennie 1830 857 . Enfin, les réformateurs sociaux constituent pour les économistes libéraux des concurrents sérieux d’un point de vue doctrinal ; n’allaient-ils pas passer pour un courant de pensée conservateur devant les nouvelles réformes économiques prétendant donner des solutions pratiques aux problèmes soulevés par la question sociale ? 858

La création d’un nouveau périodique spécialisé dans les questions d’économie politique à la fin de l’année 1841 va ainsi être l’occasion pour les économistes libéraux à la fois de réagir aux critiques développées par les courants réformistes, et, de répondre par la théorie à celles-ci. Elle apparaît sous ce jour comme la première réaction structurée et collective du courant économique libéral à la pensée sociale réformiste 859 . Le Journal des Economistes. Revue mensuelle de l’économie politique des questions agricoles, manufacturières et commerciales paraît pour la première fois le 15 décembre 1841 860 . Charles Dunoyer, Louis Reybaud, Joseph Garnier, Frédéric Bastiat, Michel Wolowski entre autres répondent aux critiques socialistes dans le journal ; celui-ci leur donne la possibilité en outre de réagir rapidement aux faits d’actualité, bien qu’ils tiennent à conserver un certain recul vis-à-vis des évènements politiques qui ponctuent la période 861 .

Les contributions développées dans ce périodique, en réaction au réformisme économique des années 1830, soulèvent à notre sens un double enjeu. Un enjeu théorique premièrement dans la mesure où les formes de l'action collective sont presque inexistantes dans les écrits des économistes libéraux ; ils se réfèrent en effet essentiellement au modèle classique individualiste de J.-B. Say 862 . Comment ont-ils réagi au principe d'association ? L'ont-ils intégré dans leur modèle de base ? Ou bien ont-ils tenu compte de l'association comme agent collectif ? Enfin, deuxièmement, un enjeu politique, car l'idée d'association vise à une remise en cause, partielle ou complète, de la propriété privée et des rapports entre travail et capital. Elle touche au fondement même de la philosophie économique libérale en ce sens que les réformateurs sociaux supposent que le respect des libertés individuelles, et en premier lieu la liberté économique, ne peut être garanti que par le développement de l'association. La concurrence est négative car elle accentue l'antagonisme des intérêts et augmente le risque potentiel de conflits. Quelles réponses les économistes libéraux ont-ils apportées ? La concurrence, l'intérêt individuel, la liberté individuelle suffisent-ils à assurer efficacité économique et équité sociale ?

Deux types de contributions au Journal des Economistes peuvent à notre sens être distingués. Un premier remet en cause les idées économiques avancées par les réformateurs économiques. Ces textes montrent d’une part la supériorité de la concurrence sur l’association tant sur le plan de l’efficacité économique que sur celui de l’équité sociale ; et d’autre part, en quoi l’intérêt individuel constitue le mobile dominant de toute action économique devant lequel le comportement désintéressé offre peu de résistance. Les catégories théoriques du libéralisme économique restent dans cette perspective les seules pertinentes ; l’idée d’association proposée par les réformateurs sociaux n’a aucune portée pratique et sa réalisation, nécessairement contrainte, n’amènerait aucun bénéfice économique ou social (1). Un deuxième type de contributions, plus ouvertes et progressistes, essaient d’intégrer les arguments réformistes au discours économique, voire de concilier leurs positions a priori antagoniques. L’association d’abord est ainsi reconnue comme un principe économique, mais dont l’application sociale reste limitée. L’intérêt individuel à certaines conditions constitue un principe moral parfaitement adapté à un objectif de justice sociale et en phase avec le développement associatif (2) 863 .

Notes
852.

J.-B. Say est en effet considéré comme le « père fondateur » du courant économique libéral français bien que les économistes appartenant à ce dernier courant n’en partagent pas toujours les mêmes options théoriques, Y. Breton et M. Lutfalla [1991, p. 2].

853.

Les mouvements de grèves de juin et septembre 1840, qui font suite à une crise économique débutée en 1839 marquée par une augmentation du chômage, introduisent de sérieux doutes chez les économistes libéraux dans leur croyance de la prospérité économique, F. Démier [2000, p. 774].

854.

F. Démier [Ibid., p. 774].

855.

Deux enquêtes majeures en 1840 présentées à l’Académie des Sciences Morales et Politiques relatent de la question sociale : celle de L. R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie et de celle d’E. Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France.

856.

Pour C. Dunoyer, l’explication de la pauvreté se trouve dans le « défaut d’association » du capital et du travail provoqué par la libéralisation des échanges économiques, C. Dunoyer [1842a, p. 24]. Il reste pourtant derrière cet argument l’idée commune parmi les économistes libéraux que la pauvreté relève avant tout de l’imprévoyance et de l’ignorance des travailleurs, voir par exemple T. Fix [1844, pp. 28-29], et, J. Garnier [1845, p. 423].

857.

Voir M. Riot-Sarcey [Op. cit., pp. 200-225] aussi 1ère partie, chap. 1, § 2.b.

858.

F. Démier [Ibid., pp. 780-781]

859.

Il faut aussi tenir compte du rôle joué par les sociétés savantes (principalement les sections d’économie politique et de morale de l’Académie des sciences morales et politiques, et, la Société des économistes créée en 1842), et, des appels des économistes libéraux, qui furent relativement peu écoutés à cette période, pour développer de nouvelles chaires d’économie politique visant à diffuser les connaissances économiques à une grande partie de la population (trois chaires d’économie politique existent à partir de 1846, celle du Conservatoire des Arts et Métiers, celle du Collège de France et celle de l’Ecole royale des Ponts et Chaussées), Y. Breton [1985, pp. 244-252].

860.

La direction du journal reste assez proche des institutions académiques : le comité de patronage comprend en effet des membres de la section d’économie et de statistique de l’Académie des sciences morales et politiques. Gilbert-Urbain Guillaumin en est le fondateur et le gérant jusqu’en 1864 (il est par ailleurs le principal éditeur des textes d’économie politique en France durant le XIXe siècle). Il faut noter aussi qu’est créée aux côtés du journal, la Société des Economistes au cours de l’année 1842 prenant le nom de Société d’Economie Politique en 1847, E. Laurent et L. Marco [1996, p. 81 ; pp. 86-87].

861.

Après la révolution de Février 1848, le Journal des Economistes paraît tous les quinze jours, et non plus mensuellement, afin selon le comité de rédaction de « nous mettre plus souvent en communication avec nos abonnés pour les tenir au courant des réformes et des progrès » que les évènements semblent devoir activer, Journal des Economistes [1848c, p. 6]. Mais il refuse de prendre position politiquement pour la raison que le débat politique conduit toujours à des querelles de personnes. La réelle politique, « la formule démontrée vraie du sens commun et de l’intérêt général », n’est rien d’autre en effet que l’économie politique (Journal des Economistes [1848a, p. 322]). Cela ne les empêche pas néanmoins de condamner sévèrement les socialistes après les évènements de juin 1848 : « c’est dans le socialisme que se trouve l’explication des évènements qui déshonorent notre pays ; c’est donc au socialisme qu’il faut s’attaquer si l’on veut guérir l’ulcère social », Journal des Economistes [1848b, p. 362].

862.

Ce modèle étudie du point de vue de la production, de la distribution et de la consommation des biens économiques, les comportements des agents soit comme producteurs soit comme consommateurs, L. Marco [1991, p. 422]. En fait, cette définition correspond à une première définition de l’économie politique développée par J.-B. Say qu’il modifie plus tard la définissant comme l’étude de « la physiologie de la société » ; c’est surtout cette dernière conception qui constitue la référence privilégiée des économistes libéraux après 1830, Y. Breton [Op. cit., p. 234].

863.

F. Démier souligne que ce révisionnisme des positions libérales n’alla pas non plus sans opposition dans Le Journal des Economistes entre les « progressistes » partisans pour certains d’une conception éclectique, alliant libéralisme et questions sociales, et les « conservateurs » intransigeants en matière sociale, F. Démier [Op. cit., p. 781].