a - Les erreurs du courant réformiste

Le principe de concurrence serait donc la cause principale du paupérisme ouvrier car en libéralisant la production, il aurait opposé capital et travail ; l’absence de débouchés pour les biens produits inciterait les entrepreneurs à rechercher la minimisation des coûts de production et partant la baisse des salaires ouvriers. Or, pour C. Dunoyer, cette accusation repose sur trois erreurs fondamentales.

Premièrement, il n’y a pas eu dans l’évolution récente de la société une augmentation des inégalités économiques mais au contraire une amélioration du niveau de vie de toutes les catégories de la population. L’évolution des indicateurs économiques de la société française sur le long terme montre en effet que les prix ont baissé et les salaires augmenté. Le niveau de vie moyen s’est accru ; la consommation a non seulement subi une augmentation quantitative mais aussi qualitative par l’amélioration des conditions sanitaires et sociales (logement, etc.), l’extension des besoins et l’accession à de nouveaux biens publics. Par conséquent, la concurrence, critiquée à tort pour ses effets négatifs, a permis d’augmenter la condition économique de l’ensemble de la population.

Mais ajoute C. Dunoyer dans un deuxième point, la concurrence serait encore plus bénéfique si l’organisation économique effectivement appliquait parfaitement le principe de concurrence. Car les pratiques sociales restent encore entachées d’entraves (monopoles, etc.) qui ne permettent pas d’atteindre tous les bienfaits de la concurrence. De fait, là où les réformateurs sociaux observent une division en classes de la société, C. Dunoyer décrit à l’inverse une organisation sociale de plus en plus égalitaire dans laquelle les conflits d’intérêts sont quasi-inexistants 872 .

Enfin, troisième erreur, s’il y a une explication au paupérisme à fournir, bien que celui-ci aille en décroissant, elle ne se trouve pas dans le principe de concurrence. Car en définitive s’interroge C. Dunoyer, est-ce que la concurrence est responsable des inégalités dont l’accusent aujourd’hui les réformateurs sociaux et l’opinion publique ? Il est vrai qu’elle conduit inévitablement à des résultats économiques différenciés dans la mesure où elle récompense« les hommes intelligents, actifs, prudents »au détriment« des ineptes, indolents et déréglés » 873 . Mais elle n’est sur le plan économique que la réalisation de l’idée morale de liberté. Supprimer la concurrence serait donc contraire à la justice sociale car cette mesure favoriserait le retour d’une organisation économique hiérarchique et inégalitaire. Globalement, le mouvement de libéralisation du travail et des échanges économiques depuis la Révolution française a conduit à l’augmentation de la division du travail et du capital (machines, etc.) qui ont créé les conditions d’une activité économique soutenue. Cependant, la réussite économique n’est ouverte qu’aux personnes douées d’un sens moral, c’est-à-dire faisant preuve de prévoyance et de modération dans leurs activités quotidiennes 874 . C’est pourquoi, on se trompe en accusant le régime de la concurrence d’être la cause du paupérisme alors que celui-ci trouve son explication dans les conduites immorales des travailleurs.

Nombreux sont les économistes libéraux à partager cette dernière idée. Elle constitue un des principaux points de dissension avec le courant réformiste. Le paupérisme trouve ses causes en effet pour les auteurs « associationnistes » dans l’organisation de la production et de la répartition des richesses ; il faut donc en modifier les règles pour agir efficacement contre les inégalités économiques et sociales. Les économistes libéraux montrent au contraire que la solution ne passe pas par une action sur le cadre institutionnel de l’économie mais sur un changement de conduite des travailleurs. Le paupérisme découle en effet soit de salaires trop faibles, soit d’une demande inférieure à l’offre de travail. Or, ces deux situations résultent d’une croissance trop forte de la population au travail comparativement aux besoins de la production ; la responsabilité du travailleur est ici engagée dans la mesure où il a fait preuve d’imprévoyance 875 . La solution à la question sociale réside donc dans l’éducation morale des travailleurs, et spécifiquement dans l’enseignement de l’économie politique 876 . La concurrence est donc accusée à tort : elle n’est qu’un moyen économique récompensant les plus méritants et sanctionnant les personnes immorales et peu travailleuses alors que les inégalités existantes résultent de ‘« la libre disposition, [du] libre emploi que chacun a de ses propriétés, de ses facultés et de ses talents »’ 877 . Aussi, les réformateurs sociaux dans le prolongement de leurs critiques erronées ont proposé de substituer l’association à la concurrence. C. Dunoyer va une nouvelle fois montrer en quoi l’organisation du travail ne peut conduire aux bénéfices qu’on lui prête.

Notes
872.

C. Dunoyer [Ibid., p. 23].

873.

C. Dunoyer [Ibid., p. 26].

874.

C. Dunoyer [Ibid., p. 28].

875.

« Il s’est marié sans prévoyance ; il a suivi toutes les excitations d’alentour ; il a multiplié par mariage, concubinage et par immigration », J. Garnier [1847, p. 214]. L’imprévoyance caractérise pour A.-E. Cherbuliez toutes les « habitudes vicieuses », les « faux calculs » et les « actions irréfléchies » qui conduisent de la part du travailleur à se tromper sur l’état futur de ses besoins et des moyens d’y satisfaire, A.-E. Cherbuliez [1873 (1853b), p. 167].

876.

J. Garnier [1846, p. 135].

877.

T. Fix [1842, p. 232].