a – L’importance de l’intérêt individuel

Le principe de l’intérêt individuel constitue pour les économistes libéraux une constante de l’échange économique. En tant que mobile ‘« inhérent à la nature même de l’homme »’, la personne, souligne F. Bastiat, dans n’importe quelle situation sociale recherchera toujours le maximum de satisfaction et le minimum de peine 883 . C’est pourquoi les réformateurs sociaux se trompent en voulant établir leurs associations sur des motifs désintéressés. Car ‘« deux hommes ne s’associent volontairement qu’après que les avantages et les inconvénients possibles de l’association’ ‘ ont été, par chacun d’eux mûrement pesés, mesurés et calculés »’ 884 . Comment dès lors développer une organisation économique associative sinon sous le régime de la contrainte ? 885 . En fait, l’erreur des réformateurs réside dans leur croyance que la société puisse s’adapter à leurs projets d’« organisations sociales artificielles », beaucoup trop parfaits pour correspondre aux éléments de la « réalité sociale » 886 . Il y a donc dans l’idée réformiste d’association un défaut de méthode en ce qu’elle se fonde sur aucune observation réelle des faits sociaux. Il n’existe pas d’association parfaite car « l’homme est imparfait » 887  ; il y a un apprentissage moral préalable, progressif et nécessaire avant que l’organisation économique ne fonctionne sous les conditions décrites par les réformateurs sociaux. Le respect des libertés des échanges, et en premier lieu du principe de l’intérêt individuel, constitue pour F. Bastiat un impératif catégorique passant avant toute idée de réorganisation économique. Volontaire et progressif, le changement économique reste conditionné à la ‘« diffusion des lumières et [au] perfectionnement des mœurs »’. Or, comment définir l’association dans cette perspective sinon comme ‘« un échange volontaire de services » ’? 888 Ce n’est qu’au terme d’essais d’associations libres et d’erreurs répétées qu’une « formule d’association » aussi parfaite que celle des réformateurs sera réalisée. Mais elle reste aujourd’hui un principe théorique que l’on ne saurait mettre en pratique sans l’imposer. Par conséquent, l’association véritable n’est plus l’organisation artificielle mais l’« organisation naturelle », objet de toutes les études de l’économie politique, combinant liberté et moralité individuelles 889 .

On retrouve donc chez F. Bastiat une critique courante du libéralisme. Le changement économique ne peut être conscient ; la complexité de la société fait qu’il échappe nécessairement aux volontés individuelles. Ce point constitue une première erreur des réformateurs sociaux. La seconde a été de supposer que le désintéressement prévale sur l’intérêt individuel alors que l’observation de la réalité suffit à prouver le contraire. Reconnaissant l’utilité et la moralité des actions charitables ou fraternelles, les économistes libéraux ne croient pas au caractère régulier et systématique du désintéressement 890 . Par conséquent, le respect des libertés individuelles suppose une solidarité volontaire et facultative excluant de fait toute réforme économique a priori 891 .

Notes
883.

F. Bastiat [1848a, p. 118]. Sur F. Bastiat, voir M. Baslé et A. Gélédan [1991]. F. Bastiat (1801-1850) publie un premier article dans Le Journal des Economistes en octobre 1844 (« De l’influence des tarifs français et anglais sur l’avenir des deux peuples »). Il va sur cinq ans écrire vingt et un articles pour le journal soit une moyenne de 4,20 articles par an (E. Laurent et L. Marco [Op. cit., p. 92].). Il crée le 1er juillet 1846 l’Association pour la liberté des échanges et fonde parallèlement un journal le Libre-Echange. F. Bastiat se démarque par ses talents de « polémiste redoutable » ; il répond à partir de 1848 point pour point aux doctrines socialistes : par Propriété et loi à L. Blanc, par Propriété et spoliation à V. Considérant, par Justice et Fraternité à P. Leroux, par Capital et rente à P.-J. Proudhon, etc. ; la polémique la plus fameuse l’oppose à P.-J. Proudhon en 1849 sur la question de la gratuité du crédit dans la Voix du peuple (reprise dans P.-J. Proudhon, Intérêt et principal. Discussion entre monsieur Bastiat et M. Proudhon sur l’intérêt des capitaux (1850)) (M. Baslé et A. Gélédan [Op. cit., p. 89].). F. Bastiat mène par ailleurs une brève carrière politique : il est élu en avril 1848 représentant des Landes à l’Assemblée Constituante, puis réélu en mai 1849 à l’Assemblée Législative.

884.

Et ajoute F. Bastiat, « le plus souvent, ils se séparent brouillés », F. Bastiat [1847, p. 108.].

885.

Comment insiste F. Bastiat, décider « tous les hommes à la fois à renoncer à ce mobile qui les fait mouvoir : l’attrait pour les satisfactions, la répugnance pour les douleurs ? », F. Bastiat [1848a, p. 118.].

886.

F. Bastiat [Ibid., p. 119].

887.

F. Bastiat [Ibid., p. 125].

888.

F. Bastiat [1847, p. 109].

889.

L’« organisation naturelle », ou l’« association progressive et volontaire », n’est rien d’autre que l’organisation parfaite de la société dans laquelle l’« association plus intime entre le travail , le capital et le talent » permet « pour les membres de la famille humaine plus de bien-être et un bien-être mieux réparti », F. Bastiat [1848a, p. 124].

890.

Car « l’homme le plus pieux ne consent pas, en général, à sacrifier son bien-être » ; il a toujours « de nombreux mobiles qui l’empêchent d’obéir à ce généreux commandement », J. Garnier [Op. cit., p. 115].

891.

Voir aussi le texte de F. Bastiat « Justice et fraternité » sur ce point, F. Bastiat [1983(1848b)].