b - L’association par la liberté économique

La véritable association ne peut qu’être le produit d’actions volontaires, individuelles et privées. Elle suppose la reconnaissance des fonctions économiques du travail et du capital 909 . Elle naît de l’action de la liberté économique qui progressivement produit l’« harmonie du monde industriel » 910 . Mais deux obstacles empêchent aujourd’hui son développement complet. Il subsiste premièrement dans l’organisation économique des monopoles, des « règlements factices », des privilèges, qui contraignent la réalisation de l’« organisation naturelle ». Cette première difficulté sera levée dès que sera appliqué le principe du « laissez faire, laissez passer » 911 . Le deuxième obstacle tient à l’incomplète éducation morale des membres de la société, mais qui de jour en jour se perfectionne par l’action des libertés individuelles. Car l’association repose non sur des intérêts égoïstes mais sur des « intérêts éclairés » pour lesquels l’action économique est synonyme de dignité, de responsabilité et de prévoyance individuelles 912 . L’intérêt individuel, « qui est le grand ressort du monde social », implique effort et sensation ; toute personne ainsi recherche par son travail le plaisir, source de satisfaction individuelle ; l’effort ainsi consenti et le résultat qui en découle ne peuvent qu’être la propriété d’une seule et même personne à défaut de quoi « l’effort n’aurait pas sa raison d’être » et l’intérêt individuel n’aurait plus aucun effet 913 . Pour F. Bastiat, un service gratuit relève du don, donc de la morale et non de l’économie politique qui se fonde sur l’échange de « services réciproques ». La satisfaction des besoins matériels précédera toujours celle des besoins moraux. Or, les « écoles sentimentalistes » ont fait fausse route en voulant supprimer l’effort individuel, le principe de l’intérêt individuel 914  ; le désintéressement reste un mobile d’action spontané, libre et volontaire que l’on ne saurait imposer par la contrainte au risque d’en abaisser le principe même 915 . La satisfaction d’un besoin doit nécessairement provenir d’un effort individuel préalable ; il serait injuste qu’une partie des associés travaillent pour d’autres. Le même argument de l’iniquité des revenus sans travail était déjà employé par les saint-simoniens ; les classes oisives vivaient du travail des classes productives, mais à la différence près qu’il s’agit ici de condamner les personnes pauvres « qui ne savent pas se soutenir d’elles-mêmes ». Donc, c’est du libre jeu des intérêts individuels que la véritable association du capital et du travail résultera. Mais elle présuppose un intérêt individuel suffisamment moral pour rendre les membres de la société solidaires entre eux.

L’année 1848 voit les principaux économistes libéraux radicaliser leurs critiques à l’encontre des projets réformistes qui ponctuent la période. L’association, ou l’« organisation du travail », n’ont pour but que d’augmenter la présence de l’Etat dans les affaires économiques alors que le progrès social s’apprécie à l’aune des libertés économiques acquises. L’association socialiste n’est qu’une idée sociale régressive en ce qu’elle redonne à la contrainte une fonction économique qu’elle avait perdue au profit de la liberté individuelle depuis la révolution de 1789. Le Journal des Economistes après 1848 consacre beaucoup moins de place à la critique du réformisme social. Elle correspond pour F. Démier à un retrait « conservateur » du libéralisme économique français, refusant toute discussion avec les économistes hétérodoxes, les socialistes, etc. comme cela avait pu se produire dans les années précédant 1848, et toute prise de position dans les débats politiques du moment 916 . L. Reybaud dans le Dictionnaire d’Economie politique (1852), dans la notice consacrée aux « socialistes, socialisme », annonce même la fin provisoire de la vague socialiste ; il date ses premières manifestations en France aux alentours de 1830 et atteint son paroxysme en 1848 917 . On retrouve dans ce texte deux critiques déjà développées des courants réformistes. Ces derniers ont d’abord exagéré l’ampleur du paupérisme. Il y a eu une élévation générale du niveau de vie moyen ; la misère ouvrière va même en décroissant. Ils ont ensuite affirmé que la seule liberté économique ne suffisait pas à garantir les objectifs d’efficacité économique et d’équité sociale, et, qu’il fallait par conséquent, une intervention nécessaire de l’Etat pour les satisfaire 918 . Or, dans un tel système économique, la liberté économique perd progressivement toute emprise, l’Etat se faisant le garant de tous les intérêts particuliers de la société convergeant, même vers « une sorte de justice distributive qui n’est autre chose que le commencement du communisme » 919 . Aussi, en axant leurs réformes principalement sur les besoins matériels, les socialistes ont réhabilité les intérêts particuliers, égoïstes, « utilitaires », et, abaissé le sentiment des devoirs sociaux. L. Reybaud les accuse même d’être de mauvais interprètes de la doctrine utilitariste. Car celle-ci a ‘« imprimé à l’individu cette fatale habitude de se considérer comme le point de départ et le but de toute chose »’ ; il en a résulté non chez les utilitaristes mais chez les socialistes, l’idée d’une organisation sociale régie par les seuls intérêts individuels 920 . Cette dernière critique peut a priori surprendre ; est-ce que les saint-simoniens, les fouriéristes, etc. n’ont pas opposé à l’intérêt égoïste des économistes le sentiment social ? En fait, L. Reybaud reproche aux socialistes le « sensualisme » de leurs principes, c’est-à-dire la subordination de l’intérêt aux passions, car la seule satisfaction des besoins matériels ne répond plus alors qu’au diktat des « instincts » de la personne 921 . De plus, les socialistes se sont trompés quant aux intentions réelles de l’économie politique. Ce n’est pas un intérêt égoïste qu’elle entend développer mais un intérêt moral résultant d’une libre disposition des compétences individuelles de chacun et d’un emploi de celles-ci indépendant de toute contrainte 922 . La personne ne répond pas à ses passions, marquant son égoïsme, mais apprend progressivement à les dominer et à les maîtriser, devenant ainsi plus responsable et prévoyante 923 . Cependant, cette opposition au courant réformiste n’a pas toujours été aussi ferme notamment dans la période précédent 1848 et aussi affirmée par tous les économistes libéraux 924 .

Notes
909.

Selon J. Garnier, les socialistes, hormis les fouriéristes, supposent l’antinomie du travail et du capital alors que, pour les économistes, ils « se prêtent […] un fraternel appui », J. Garnier [1848, p. 379].

910.

C. Coquelin [Op. cit., p. 11].

911.

C. Coquelin [Ibid., p. 12].

912.

« Les facultés individuelles agissent avec d’autant plus de puissance et d’efficacité pour le bien général qu’on les laisse plus entièrement sous la direction de l’intérêt et de la volonté de ceux en qui elles résident ; ils reconnaissent, toutefois, que l’action individuelle devient plus avantageuse pour tous à mesure que l’intérêt personnel s’éclaire davantage, et c’est à l’éclairer de plus en plus qu’ils appliquent leurs efforts », A. Clément [Op. cit., p. 245].

913.

F. Bastiat [1848d, p. 109].

914.

« Car c’est une chose contraire au raisonnement comme aux faits, que le développement moral […] puissent précéder les exigences de la simple conservation », F. Bastiat [Ibid., p. 116].

915.

F. Bastiat [1983 (1848b), p. 112].

916.

F. Démier [Op. cit., pp. 781-782].

917.

L. Reybaud [1873 (1853), p. 632 ; p. 637]. L. Reybaud (1799-1879) n’a pas une formation d’économiste. Il est connu pour ses Etudes sur les Réformateurs contemporains ou socialistes modernes (voir 1ère partie, chap. 1, § 2.b). Il rédige l’introduction du premier numéro du Journal des Economistes en 1842. Aussi, il ne fit pas toujours l’unanimité parmi les économistes libéraux ; le jugement de C. Dunoyer sur les Etudes sur les Réformateurs en témoigne, C. Dunoyer [1843].

918.

Donc « qu’il importe pour le bien de tous que le gouvernement demeure le tuteur vigilant des intérêts, contienne ceux-ci et préserve ceux-là, imprime à l’industrie une direction savante, intervienne dans les contrats entre les maîtres et les ouvriers, protège le producteur contre la concurrence et le consommateur contre la fraude […] agisse enfin comme un maître absolu de qui dépend l’activité nationale et qui, à son gré et sous bon plaisir, peut accroître ou mutiler les fortunes des citoyens et frapper des impôts sur les uns afin d’en enrichir les autres », L. Reybaud [Ibid., p. 633].

919.

L. Reybaud [Ibid., p. 633].

920.

La relation effectuée entre la doctrine utilitariste de J. Bentham et le socialisme avait précédemment attiré la critique de C. Dunoyer dans un compte-rendu des Etudes sur les réformateurs contemporains ou socialistes modernes ; celui-ci reprochait à L. Reybaud de confondre le mobile d’action, la recherche de l’intérêt personnel, et la « méthode d’investigation appliquée aux métiers de législation et de morale », C. Dunoyer [Op. cit., p. 329]. L. Reybaud ne réitère pas ici la même « erreur », mais blâme la doctrine utilitariste de ne pas avoir bien anticipé des « déviations » auxquelles était susceptible de conduire leur principe d’utilité, L. Reybaud [Ibid., p. 633].

921.

Ainsi, dans les réformes socialistes, « les besoins du corps y occupaient une telle place que l’âme en était presque exclue », L. Reybaud [Ibid., p. 633].

922.

L. Reybaud [Ibid., p. 637].

923.

Voir le paragraphe 2.2 suivant.

924.

F. Démier [Op. cit., p. 780].