2) L’ouverture du discours libéral

L’idée d’association socialiste est rejetée par les économistes libéraux parce qu’elle contraint la liberté économique, et que de ce fait, ne peut qu’entraîner des résultats inefficaces économiquement. La contrainte prend deux formes essentiellement : soit elle réduit la concurrence en associant des personnes qui préféreraient conserver leur indépendance ; on peut envisager le cas dans la production et dans la consommation. Soit elle opère une redistribution des revenus économiques par un prélèvement sur les capitaux privés afin de compenser les écarts de richesse ; cela peut être un prélèvement réalisé au sein de chaque association sur les excédents obtenus, sur les détenteurs de capitaux, etc., ou bien, une taxe prélevée par l’Etat qui s’en servira pour financer les associations. Les économistes libéraux semblent n’avoir considéré que cette dernière situation dans laquelle le développement associatif induit une intervention nécessaire de l’Etat, alors que les premiers projets « associationnistes » visaient d’abord à créer les conditions de croissance d’associations volontaires sans que celles-ci n’impliquent une augmentation du poids de l’Etat dans la production et la répartition des richesses. La formation du capital constitue une liberté économique de base à laquelle est directement rattachée la demande de travail ; le capital n’étant que du travail accumulé, toute mesure en sa défaveur conduira nécessairement à exercer un effet négatif contre le travail lui-même. Les socialistes ont donc fait une erreur en voulant agir contre le capital, et par extension contre la propriété privée et l’intérêt individuel, dans le but de favoriser le travail, car, comme le souligne F. Bastiat, ‘« parmi les stimulants du travail, le plus puissant peut-être, c’est l’espoir d’acquérir quelque chose pour ses vieux jours, d’établir ses enfants, d’améliorer le sort de sa famille »’ 925 . Or, les réformes économiques s’attaquent d’emblée à la formation du capital et à la propriété privée ; réduisant de fait les effets de l’intérêt individuel, le principe d’association ne peut qu’aboutir à une baisse des richesses produites.

Cependant, est-ce que le libéralisme économique exclut d’emblée toute idée d’association ? N’y a-t-il pas des possibilités de conciliation entre les solutions réformistes et libérales ? Les textes du Journal des Economistes que nous présentons ici constituent à notre sens des ouvertures dans le discours libéral ; ouvertures qui n’en seront pas pour tous car les principes du libéralisme économique sont fermement maintenus et qu’il y a une antinomie totale entre ces derniers et les idées réformistes. Aussi, sans récuser complètement les arguments réformistes, ils tentent de développer des voies médianes entre libéralisme et réformisme, Théodore Fix 926 d’abord, dans une triple contribution comprise entre 1844 et 1846, où il s’interroge sur le paupérisme des classes ouvrières et les moyens d’y remédier (2.1) 927 , puis Michel Chevalier 928 enfin, dans une partie de ses cours au Collège de France de 1847 et 1849, reproduits dans le journal, qui porte sa réflexion sur les liens de l’économie politique et de la morale, de l’intérêt individuel et de la justice sociale (2.2) 929 .

Notes
925.

F. Bastiat [1848c, p. 329].

926.

T. Fix (1800-1846) fait parti des « petites mains » du Journal des Economistes réunis autour de Gilbert-Urbain Guillaumin (fondateur et gérant du journal jusqu’en 1864 et principal éditeur des textes d’économie politique en France pour le XIXe siècle) (E. Laurent et L. Marco [Op. cit., p. 86-87]). J. Garnier souligne l’influence exercée par les écrits de S. Sismondi sur la pensée de T. Fix. Il considère par ailleurs son principal ouvrage, Observations sur l’état des classes ouvrières (1846) reprenant les textes parus dans Le Journal des Economistes, comme « une des meilleures études qui aient été faites sur cet important sujet », J. Garnier [1873 (1853)].

927.

Il s’agit des textes « Situation des classes ouvrières », « Observation sur l’état des classes ouvrières » et « Observations sur l’état des classes ouvrières », T. Fix [1844 ; 1845a ; 1845b].

928.

Sur M. Chevalier, voir Y. Breton [1991] et J. Walch [1975]. En tant qu’économiste libéral, M. Chevalier (1806-1879), parce qu’ancien saint-simonien, « suscita les appréciations les plus contradictoires » (Y. Breton [Op. cit., p. 247]). Il quitte l’école saint-simonienne en mai 1833 après avoir été directeur du Globe en 1831 et avoir entretenu des relations privilégiées avec P. Enfantin (ils renouèrent des contacts vers 1860 lorsque M. Chevalier, alors conseiller économique de Napoléon III, se trouvait au sommet de sa carrière politique). Après un voyage en Amérique de deux ans en 1833, il publie dans le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes notamment. Il prend la succession de Pellligrino Rossi à la chaire d’économie politique du Collège de France en avril 1841 qu’il tiendra avec plusieurs interruptions jusqu’en 1879 ; d’avril 1848 à novembre 1848, ses cours sont en effet supprimés après que M. Chevalier ait suscité la polémique par ses critiques du projet proposé par Louis Blanc dès 1844-1845. Il est nommé ensuite Conseiller d’Etat à la fin de l’année 1848 après avoir débuté sa carrière politique en 1845 en étant élu député. Il devient enfin membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1851. M. Chevalier est bien représenté dans Le Journal des Economistes puisque sur une période de trente-six ans (1842-1880), il publie cinquante articles soit une moyenne de 1, 32 article par an (E. Laurent et L. Marco [Op. cit., p. 92]). Il fait parti des économistes libéraux ayant pris la défense de l’association mais pleinement adaptée à son libéralisme, comme nous aurons à le constater, en ce sens que l’intérêt individuel en constitue le principe moteur.

929.

Nous nous servirons de quatre textes provenant des cours d’économie politique au Collège de France intitulés « La liberté du travail » (22 décembre 1847), « L’économie politique et le socialisme » (28 février 1849), « Accord de l’économie politique et de la morale (février 1850) et « Le désir du bien-être est légitime, il peut obtenir satisfaction, mais sous quelles conditions » (janvier 1851), M. Chevalier [1848 ; 1849 ; 1850 ; 1851].