b – La réforme morale : une condition nécessaire au développement de l’association

Si T. Fix s’interroge longuement sur les applications possibles de l’association, il semble que cela soit surtout d’une part pour réfuter les thèses socialistes et d’autre part pour étayer ses arguments sur le paupérisme. Il va en effet d’abord prouver l’irréalisme du réformisme économique par l’association ; nous ne reviendrons pas ici sur ses critiques qui reprennent en grande partie celles que nous avons déjà exposées précédemment. En revanche, il inventorie ensuite les conditions d’efficacité de l’association de production. Cette partie de l’analyse s’avère intéressante en ce qu’il n’affiche pas d’emblée comme d’autres économistes libéraux son hostilité au principe d’association.

Certes, reconnaît T. Fix, l’association permet d’obtenir un surcroît de production, mais son organisation reste dépendante de la constitution d’un capital préalable. Il s’agit donc non de l’association dans laquelle le capital est subordonné au travail, mais d’une association qui respecte à la fois la « liberté individuelle », et, les « lois générales de la production », c’est-à-dire qui ne taxe pas le capital au profit du travail 949 . De fait, un bon nombre d’ouvriers en sont exclus ; comment en effet réunir avec une faible épargne un capital de départ suffisant ? En outre, des facteurs structurels leur en limitent l’accès. D’abord, la forte division de la propriété foncière et des capitaux empêche bien souvent la mobilisation du capital nécessaire à la formation de l’association. Dans l’agriculture ensuite, les propriétaires délèguent aux fermiers ou aux métayers l’exploitation de leurs terres ; les ouvriers agricoles (manœuvres et journaliers) ne disposant ainsi d’aucun capital, il leur est quasiment impossible de s’associer aux fermiers ou aux métayers 950 . Dans le secteur manufacturier enfin, le même manque de capital se fait ressentir ajouté au fait qu’il existe une forte mobilité de la population ouvrière alors que ‘« l’association’ ‘ exige la durée et la régularité des rapports »’ 951 .

Donc globalement, l’association demeure un moyen économique difficilement praticable pour les ouvriers ; leur défaut d’épargne ne leur permet pas en effet de réunir un capital suffisant pour organiser par eux-mêmes la production. L’ouvrier ne peut pas en même temps s’associer à l’entrepreneur sur la seule base de son travail car la participation au bénéfice implique un apport en capital. On pourrait, il est vrai, prélever sur le revenu de l’entrepreneur une part de capital pour la reverser au travail, mais il s’ensuivrait nécessairement, selon T. Fix, une baisse du salaire ‘« de toute la portion que l’ouvrier prendrait sur les profits et les bénéfices de l’entrepreneur »’ 952 . Autrement dit, la subordination du capital au travail entrave le fonctionnement « naturel » de l’organisation de la production et de la répartition, mais ses effets restent transitoires. C’est pourquoi, seul un principe d’association adapté au système concurrentiel de l’économie pourra à terme voir le jour.

Une contrainte économique forte limite la participation à l’association pour la population ouvrière. Pour autant, est-elle un moyen uniquement réservé aux capitalistes et aux entrepreneurs ? Non répond T. Fix si la conduite du travailleur devient suffisamment morale pour entreprendre avec économie et prévoyance les actions requises pour former l’association 953 . Mais le soutien de l’Etat et des employeurs est nécessaire ; le succès du développement associatif s’appuie sur ‘« le gouvernement, [le] travailleur et [le] chef d’entreprise [...] solidaires »’ 954 . L’action bienveillante des employeurs semble plus importante encore que l’intervention de l’Etat ; il s’agit notamment de développer l’instruction (écoles, etc.) et les loisirs, d’inciter à l’épargne, de créer des logements ouvriers décents, etc. 955 Le problème reste posé néanmoins du respect de l’autonomie du travailleur. Ces aides bienveillantes ne réintroduisent-elles pas en effet un principe hiérarchique dans les relations entre employeurs et employés ? Ne reproduisent-elles pas une dépendance morale antinomique des sociétés démocratiques ? Autant de questions que T. Fix élude en concluant que les solutions proposées ont toutes été respectueuses de ‘« la liberté du travail’ ‘ et [des] lois naturelles de la production »’ 956 .

C’est donc dans la « régénération » morale du travailleur que réside la clé de la réussite de l’association. Bien entendu, la présence du capitaliste continuera toujours à être nécessaire pour les activités requérant des capitaux fixe et circulant importants. Aussi, de par ses bénéfices économiques et ses conséquences morales, l’association constitue un principe économique fortement recommandé pour les travailleurs. Avantages économiques en premier lieu ; les salaires augmentent et l’ouvrier associé, simple salarié, devient aussi entrepreneur. Elle permet enfin de réduire les dépenses de facteurs de production et de consommation en supprimant tous les « intermédiaires parasites » 957 . Avantages moraux en second lieu ; l’achat collectif des biens économiques diffuse un sentiment de « confraternité » entre les associés 958 . Par ailleurs, les ouvriers font l’apprentissage des règles de direction, d’administration, etc. nécessaires au fonctionnement de l’association. La mobilité ouvrière devient aussi moins fréquente. L’association permet de renforcer l’éducation morale du travailleur en lui inculquant les valeurs de prévoyance et d’économie ; ses « capacités » individuelles s’améliorent. Enfin, en étant travailleur-entrepreneur, l’associé dispose d’une indépendance plus grande que le simple ouvrier salarié 959 .

Finalement, l’association qu’envisage T. Fix est proche du « Contrat de société », reconnu par le Code de commerce comme la société en nom collectif ou la société en commandite, en ce qu’elle repose sur une liberté complète du travail et du capital au sens des économistes libéraux. Le mode salarial prévaut et aucune taxation sur le capital n’est acceptée. On est donc loin du projet d’associations ouvrières de production de P. Buchez, ou encore du phalanstère des fouriéristes. Mais il est question aussi pour T. Fix d’émanciper l’ouvrier de la condition que lui confère son statut salarial, non qu’il soit dans son intention d’abolir le salariat, mais de donner aux travailleurs des moyens supplémentaires pour améliorer leur situation économique. Certes, le contenu moral de la doctrine l’emporte souvent sur l’aspect économique car il s’agit aussi de développer par l’association le « sentiment religieux et moral » et de proscrire toute conduite individuelle jugée immorale, tel « l’intempérance […] la débauche » 960 . Il n’en demeure pas moins que les idées avancées constituent une ouverture au sein du libéralisme économique d’un double point de vue. D’une part, en se démarquant du modèle classique individualiste de J.-B. Say auquel se réfèrent majoritairement les économistes du Journal des Economistes ; le principe d’association est bien reconnu comme un mode d’action collectif jouant une fonction importante dans la société industrielle. Et d’autre part, en acceptant l’idée que les travailleurs puissent trouver dans l’association une indépendance relative par rapport à leur seule condition salariale.

Notes
949.

T. Fix [Ibid., p. 308]. L’association fonctionne suivant les trois principes suivants : les associés sont rémunérés selon leur mise en capital ; il y a solidarité entre les associés ; enfin, l’association applique la règle de l’« égalité proportionnelle », c’est-à-dire que les pertes et les bénéfices concernent tous les associés. Le travail est salarié. Cependant, T. Fix envisage la possibilité que le « travail participe aux bénéfices industriels moins pour le labeur matériel qu’il apporte dans l’œuvre commune, que pour le concours intellectuel et artistique, et la surveillance qu’il apporte », T. Fix [Ibid., p. 307].

950.

T. Fix [Ibid., pp. 312-314].

951.

Et ajoute T. Fix, « une suite de procédés non interrompus auxquels les ouvriers ne veulent pas en général s’astreindre », T. Fix [Ibid., p. 317].

952.

T. Fix [Ibid., p. 318].

953.

« Quand l’ouvrier aura compris la nécessité d’acquérir sans cesse de nouvelles connaissances utiles à sa profession, qu’il aura le désir d’élever son intelligence, de conserver sa moralité, les occasions et les moyens de raffermir sa situation économique se présenteront aussi avec plus de clarté à son esprit [...]. il saura mieux les affaires, et il jugera surtout mieux les différents projets qui lui sont chaque jour présentés à l’effet d’accroître son salaire et d’améliorer sa position », T. Fix [1845b, p. 33].

954.

T. Fix [Ibid., p. 49].

955.

T. Fix [Ibid., pp. 44-48].

956.

T. Fix [Ibid., p. 49].

957.

T. Fix [Ibid., p. 37].

958.

T. Fix [Ibid., p. 37].

959.

On pourra rajouter aussi les avantages culturels et sociaux qu’offre l’association comme « la récréation et l’étude […] l’instruction technique […] la lecture et la conversation », etc., T. Fix [Ibid., p. 30-31].

960.

T. Fix[Ibid., p. 49 ; p. 32].