2.2) L’intérêt individuel : un principe moral

M. Chevalier appartient aussi au groupe d’économistes libéraux favorable à l’association. Association qu’il envisage avant tout dans la production plutôt que dans la répartition des richesses dans la mesure où la solution au paupérisme réside dans l’accroissement des capacités productives du système économique 961 . Identiquement à T. Fix, il ne s’agit pas de l’idée d’association socialiste car il récuse le principe d’un intérêt collectif subordonnant les intérêts particuliers à la fois pour des considérations de justice sociale et par souci d’efficacité économique. Il serait en effet injuste que des travaux ayant nécessité des efforts individuels différents soient rétribués d’un même salaire ; en même temps, le travailleur trouve dans l’intérêt individuel, et l’espoir d’une rémunération conséquente, une incitation forte à la production 962 . Par conséquent, l’association productive doit nécessairement reposer sur le principe de l’intérêt individuel à défaut de quoi elle risque d’aboutir à une production trop faible pour mettre fin aux inégalités économiques 963 . Cette question du comportement individuel n’est pas nouvelle dans les écrits de M. Chevalier 964 . Elle prend toute son ampleur dans ses Lettres sur l’organisation du travail (1848), publiées dans le Journal des Débats, où il montre notamment la prévalence de l’intérêt individuel dans l’action économique 965 . Aussi, avons-nous choisi ici d’étudier les textes des Cours au Collège de France de M. Chevalier entre 1847 et 1851 reproduits dans le Journal des Economistes. La nature et la portée du principe de l’intérêt individuel constituent la problématique commune de ces différentes contributions. M. Chevalier s’ingénie à montrer les « vertus » de l’action intéressée d’une part, car elle n’est pas antinomique de sentiments désintéressés, et d’autre part, parce qu’elle se concilie parfaitement avec des fins morales. Ainsi, les accusations portées à l’encontre des économistes de ne pas laisser place à des mobiles d’actions autres que l’intérêt individuel doivent être reconsidérées à l’aune du champ auquel s’applique l’économie politique (a). De plus, l’intérêt individuel outre sa parfaite légitimité ne conduit pas obligatoirement à l’égoïsme et se révèle parfaitement adapté à la recherche de principes moraux (b).

Notes
961.

« Si dans nos sociétés modernes il y a des souffrances matérielles, quoique assurément il y en ait beaucoup moins que par le passé, cela provient encore de ce que la production n’est pas suffisante pour donner du bien-être à tout le monde », citation de M. Chevalier du Cours d’économie politique fait au Collège de France : année 1841-1842, Paris, Capelle, reproduit dans P. Steiner [1997, p. 2]

962.

« A mesure que le progrès de la société, développant la liberté, investissait la personnalité humaine de nouvelles garanties, la propriété de la terre et des capitaux en général tendait à être de plus en plus individuelle. D’autre part, à mesure que la personnalité humaine était plus encouragée à posséder la richesse, et par conséquent à la produire, une circonstance favorable au progrès général de la société se manifestait de plus en plus », M. Chevalier [1849, p. 347].

963.

Voir P. Steiner [Op. cit., pp. 11-20] et Y. Breton [Op. cit., p. 271].

964.

P. Steiner note ainsi dans les Lettres sur l’Amérique du Nord (1837) la distinction introduite entre l’association égalitaire anglo-américaine et l’association hiérarchique française fondée sur le principe de l’organisation militaire ; il la reprend ensuite dans ses Cours au Collège de France en 1843-1844 en opposant le mobile de l’honneur du militaire et le mobile de l’intérêt de l’homme économique, P. Steiner [Op. cit., p. 12].

965.

Y. Breton [Op. cit., p. 269].