a – L’économie n’est pas une science du désintéressement

La principale critique socialiste concerne le principe de l’intérêt individuel. On a reproché à l’économie politique son attention exclusive aux motifs individualistes, le plus souvent égoïstes, des activités économiques. Les réformes sociales fondent en contre partie l’organisation de la production et de la répartition des richesses sur le désintéressement des comportements individuels. Or, pour M. Chevalier, les économistes ne récusent pas la légitimité et la réalité du désintéressement, mais leur objet d’étude les conduit de fait à ne tenir compte que du principe de l’intérêt individuel. La définition qu’il propose de l’économie politique va ainsi lui permettre de montrer, d’une part les raisons qui font de l’intérêt individuel le principe privilégié des économistes, et d’autre part, en quoi les socialistes ont fait fausse route en supposant la réalisation possible d’une économie du désintéressement.

L’économie politique est définie comme ‘« l’application des principes généraux du droit public, existant et reconnu, à l’échange’ ‘ des produits et des services entre les hommes »’ 966 . Le champ couvert par l’économiste concerne donc uniquement les échanges réglés par la justice. Son objectif consiste à rechercher les conditions à partir desquelles la réciprocité des échanges est atteinte, comment en d’autres termes « les hommes coopèrent à la production de la richesse, et les conventions en vertu desquelles ils se partagent les produits » 967 . En même temps, l’économie politique part du principe que l’intérêt individuel, c’est-à-dire la liberté laissée à chacun, permet une production des richesses maximale 968 . Dès lors, le travail de l’économiste sera de déterminer toutes les situations répondant aux intérêts individuels et à l’impératif catégorique d’une « justice réciproque ». Ainsi, l’analyse économique, selon M. Chevalier, se développe autour de trois composantes principales : « la propriété individuelle, la famille et la responsabilité humaine ou la liberté » 969 .

Les sentiments désintéressés ne peuvent en conséquence s’inscrire dans les recherches de l’économiste dans la mesure où ils relèvent de mobiles d’actions spontanés, facultatifs et volontaires. La justice dans l’échange économique est par définition « impartiale et honorable » et ne saurait imposer le sacrifice individuel 970 . Pour autant, M. Chevalier ne nie pas les bienfaits des mobiles désintéressés. Il pense même que si la misère ouvrière sera un jour totalement résorbée, elle le devra en grande partie à leur action 971 . En fait, la critique socialiste a effectué une double erreur. La première a été de ne pas distinguer la justice de la fraternité. Le désintéressement ne dépend pas du droit mais d’actes volontaires et spontanés. La seconde tient à l’ignorance des frontières disciplinaires entre philosophie, religion et économie politique. L’intérêt individuel relève en effet du travail de l’économiste alors que les « sentiments vertueux » de celui du philosophe et du religieux 972 . Cependant, est-ce que ce regard exclusif porté à l’action intéressée ne conduit pas l’économie politique à conforter l’individualisme des sociétés industrielles, à légitimer finalement l’indifférence des plus riches pour les plus pauvres ? Là encore, M. Chevalier va répondre point pour point à la critique en montrant les rapports étroits unissant intérêt individuel et sentiment moral.

Notes
966.

M. Chevalier [Op. cit., p. 349]. Dans un autre cours (1849-50), la définition proposée diffère sensiblement : « l’économie politique est l’application des principes fondamentaux du droit public existant et reconnu à l’étude, à l’application et à l’appréciation des phénomènes qui embrassent la formation, la répartition et la consommation de la richesse » (voir Y. Breton [Op. cit., pp. 252-253]). Dans ses premières leçons au Collège de France en 1841-42, l’économie politique était définie comme la « science des intérêts matériels ; il lui appartient d’enseigner comment ces intérêts se créent, comment ils se développent, comment ils s’organisent ». On lui reprocha de négliger des activités de répartition et son fort contenu « matérialiste » (voir A. Blaise [1842, p. 204].) ; il opta alors pour les définitions données ci-dessus.

967.

M. Chevalier [1850, p. 224]. M. Chevalier souligne : « il appartient à l’économie politique de suggérer à la société une partie des lois dont celle-ci a besoin pour se soutenir et se développer », M. Chevalier [1849, p. 350

968.

M. Chevalier [Ibid., p. 347 ; 1850, p. 216].

969.

M. Chevalier [1849, p. 362].

970.

M. Chevalier [1850, p. 224.]. Ainsi, « la charité , le dévouement , les accents du cœur ne peuvent s’écrire dans les lois, car si la loi me signale les actes de charité que j’ai à faire et me fixe les sommes que je donnerai, je cesse d’être charitable, je ne suis plus que contribuable », M. Chevalier [1849, p. 350].

971.

M. Chevalier [1850, p. 224].

972.

M. Chevalier [1849, p. 351].