b – L’intérêt individuel : une valeur morale

Considérant que l’intérêt individuel constitue le mobile essentiel des activités économiques, les économistes établissent les règles de la production et de la répartition à partir de ce présupposé. Or, les condamnations les plus nombreuses adressées à l’économie politique ont porté sur la nature même du principe de l’intérêt individuel. Les socialistes entre autres ont particulièrement insisté sur l’individualisme du régime concurrentiel. Le principe d’association comme alternative est censé ainsi apporter la solidarité et la moralité absentes de l’action intéressée. Or, là encore pour M. Chevalier, les critiques n’ont pas saisi la véritable nature de l’intérêt individuel. Sa démonstration comprend trois points essentiels.

Le premier consiste à réfuter l’identification récurrente effectuée entre intérêt individuel et égoïsme. Tout d’abord, si l’économie politique a fait de l’intérêt individuel le principe constitutif des activités économiques, c’est qu’elle le considère comme ‘« le principal mobile de l’industrie’ ‘ humaine »’ ; c’est un fait auquel tout économiste ne peut déroger 973 . Mais surtout, si effectivement il peut provoquer des comportements égoïstes, il a été une cause majeure du progrès économique et social, annulant toutes ses conséquences négatives. Car l’amélioration des conditions de vie s’est accompagnée de conduites individuelles plus prévoyantes et plus prévenantes à l’égard d’autrui. L’égoïsme supposé de l’intérêt individuel a ainsi permis la naissance du devoir individuel et collectif. L’économie politique a même, souligne M. Chevalier, ‘« signalé aux hommes le bien qu’ils avaient à attendre de l’association’ ‘ »’. De fait, il serait funeste comme le proposent les socialistes de substituer ou de subordonner l’association à la concurrence, d’une part, car cette mesure arrêterait l’incitation à produire ; et d’autre part, parce que l’association perdrait aussi sa « raison d’être » dans la mesure où les « vertus » privées et publiques naissent du progrès économique et social de la société 974 .

M. Chevalier, dans un deuxième point, revient sur la nature de l’intérêt individuel. Il est d’abord un mobile d’action nécessaire donc parfaitement « légitime » 975 . Il implique enfin l’« amour du travail » et la prévoyance. Les épargnes individuelles qui en résultent servent soit à s’assurer un capital pour des besoins futurs, soit à se constituer un capital suffisant pour la réalisation de nouveaux échanges, qui augmentant les capacités productives, entraînent une meilleure production individuelle et une extension de la propriété individuelle.

Enfin, le troisième point expose les liens de l’économie politique à la morale. L’augmentation de la production des richesses a en effet permis le progrès moral. Les économistes ont toujours, après les sciences philosophiques et religieuses, rechercher les « principes de liberté et d’égalité », ou encore de liberté et de justice 976 . Ainsi, les principes de l’économie politique ne sont que les « principes de la morale », mais appliqués à ‘« la formation et la répartition de la richesse »’ 977 . La morale, contrairement à ce que pensent certains réformateurs, ne s’oppose nullement à la poursuite de l’intérêt individuel, mais seulement l’inscrit dans un cadre plus global incluant ‘« l’intérêt de l’Etat’ ‘ ou de la société et de ce qui est conforme à la loi de Dieu »’ 978 . L’intérêt individuel n’est donc pas un principe exclusif ; la personne a des devoirs que la vie sociale lui apprend. Car la liberté individuelle ne repose pas sur un droit naturel, préexistant, sur lequel la personne peut toujours compter, mais sur une fin morale relevant du mérite personnel, et, qui exige de sa part une sociabilité minimale 979 . Ainsi s’établit une corrélation positive entre les sentiments d’estime et d’affection pour autrui et l’intérêt individuel. M. Chevalier reprend sur ce point la formule saint-simonienne d’« esprit d’association » : ‘« à mesure que la civilisation se développe, l’esprit d’association’ ‘ grandit, les limites du cercle, dans l’étendue duquel la solidarité’ ‘ est sentie par les hommes, vont en se reculant sans cesse »’ 980 . On aboutit finalement à une identification complète de la sociabilité à l’intérêt individuel dans la mesure où la valeur productive de l’organisation économique dépend du « degré de sociabilité » atteint par chacun de ses membres 981 .

Encore une fois, il n’y a pas de la part de M. Chevalier une ouverture réelle aux thèses réformistes. Ces cours constituent davantage des réponses aux critiques des réformateurs sociaux qu’une intégration de leurs principes. Cependant, ils sont intéressants à un double égard. Premièrement, M. Chevalier modère les positions du libéralisme économique ; il critique même les positions de ses collègues économistes supposant que seul l’« intérêt bien entendu » suffit au progrès économique et social. Il montre ainsi la nécessité de développer dans la société l’« esprit d’association » afin de contrer les excès auxquels pourrait conduire la poursuite exclusive de l’intérêt individuel. Enfin, deuxièmement, ces textes en tentant de renouer un dialogue entre économie et morale, entre intérêt et justice, constituent une réponse argumentée aux critiques socialistes et se démarquent à ce titre des positions souvent polémiques du Journal des économistes à l’encontre de l’idée d’association socialiste.

L’idée d’association dans la perspective critique développée par les économistes libéraux du Journal des Economistes s’oppose d’emblée à l’association des producteurs de P. Enfantin, ou de P. Buchez. Il ne s’agit plus d’une société de personnes mais d’une société de capitaux comme la société en commandite ou la société en nom collectif. Ils introduisent sur ce point une distinction importante qui sera reprise par les propagateurs et les critiques de l’association ultérieurement. De plus, si les économistes libéraux reconnaissent certains avantages de l’association comme société de personnes, elle prend la forme essentiellement des sociétés de secours mutuels, voire des associations ouvrières de production ou de consommation, mais restant compatibles avec un fonctionnement concurrentiel de l’économie. En fait, la vraie association répond aux « lois naturelles » de l’économie, c’est-à-dire à la reconnaissance des fonctions jouées par le capital et le travail dans la production et la répartition des richesses. L’association est volontaire et permet la juste récompense de l’effort individuel. L’intérêt individuel prévaut donc sur le désintéressement.

P.-J. Proudhon est aussi, à l’instar des économistes libéraux, un critique virulent de l’idée d’association développée par les premiers réformateurs sociaux. Il ne fait ainsi aucune différence entre l’association socialiste et la communauté qu’il récuse essentiellement pour la contrainte qu’elle exercerait sur l’action individuelle. Aussi, ne va-t-il pas en rester à la seule critique, et, développer une nouvelle conception de l’association, l’« association mutuelliste », visant à faire la synthèse de la communauté et de la propriété ; nous y consacrons le chapitre suivant.

Notes
973.

« L’homme est porté à produire la richesse par la force des appétits et des besoins qu’il ressent dans sa fibre même. Ce sont ses propres sensations individuelles, ou celles des personnes dont la vie est étroitement liée à la sienne, et dont il est le protecteur naturel, qui le provoquent au travail dont la richesse, ou l’aisance, ou le simple maintien de l’existence est le fruit […]. Il veut non-seulement conserver, mais orner sa personne et celle de ses enfants », M. Chevalier [Ibid., p. 346]. M. Chevalier donne dans un autre texte ce qu’il entend par « industrie » ; il la définit comme « l’ensemble des opérations par lesquelles l’homme crée la richesse de toute espèce », M. Chevalier [1850, p. 211]. Voir aussi sur ce point la partie consacrée à A. Schatz (2nde partie, chap. 8.).

974.

M. Chevalier [1849, p. 349].

975.

Il est ainsi « une récompense qui est proposé aux hommes en retour de leurs efforts sur eux-mêmes, en raison du scrupule qu’ils mettent à se conformer aux lois divines et humaines ». Néanmoins, il reste conditionné au progrès économique et social de la société. Sinon, comment pourrait trouver satisfaction les catégories de la population les plus démunies comme certaines le sont encore aujourd'hui ? Par conséquent, chacun trouvera son intérêt dès que l’association dans la société sera suffisamment étendue pour subvenir aux besoins des personnes les plus pauvres. On est ici proche de la doctrine de l’« intérêt bien entendu » mais M. Chevalier en fait la récuse, M. Chevalier [1851, p. 121].

976.

M. Chevalier [1850, p. 212].

977.

M. Chevalier [Ibid., p. 215].

978.

M. Chevalier [Ibid., p. 218].

979.

M. Chevalier [1851, pp. 128-129]. La personne ne recherche pas l’isolement et l’indépendance individuelles, comme le supposent les partisans de la doctrine de l’« intérêt bien entendu », mais l’association avec autrui car elle sait que sa liberté en dépend. Ainsi M. Chevalier note : « on avait complètement perdu de vue la sociabilité en vertu de laquelle l’homme, pour être heureux et pour être libre, pour obéir à la destination que lui a assignée le Créateur, a besoin de faire partie d’une société nombreuse et variée, dont le contact l’anime, dont les liens l’aident et le soutiennent », M. Chevalier [1850, p. 221].

980.

M. Chevalier [1851, p. 130].

981.

« Le degré de sociabilité auquel les populations sont parvenues peut donner une mesure du degré de bien-être auquel les diverses classes et surtout la classe la plus nombreuse se sont élevées », M. Chevalier [Ibid., p. 130].