b - Les lacunes du principe d’association

Les réformes sociales de E. Cabet, de C. Fourier, L. Blanc, V. Considérant, etc. partent toutes de l’hypothèse d’association montrant que celle-ci est non seulement économiquement efficace mais que, de plus, elle conduit à la cohésion sociale. Or, pour P.-J. Proudhon ces deux arguments sont faux.

Au niveau économique, les socialistes ont fait de l’association une ‘« puissance économique »’ au même titre que ‘« la force collective […] la division du travail’ ‘ […] l’échange’ ‘ »’ alors qu’elle n’est qu’un ‘« lien qui répugne naturellement à la liberté, et auquel on ne consent à se soumettre qu’autant qu’on y trouve une indemnité suffisante » ’ 1005 . Il est donc illusoire de vouloir fonder une organisation économique associative par la seule vertu des sentiments sociaux auxquels est attaché le principe d’association. Les membres de la société n’accepteront une production et une répartition par association que sous la condition que la perte de liberté individuelle qu’ils subiront sera compensée par une rémunération économique suffisante 1006 . Dans cette perspective, l’association ne peut constituer un facteur économique qui puisse se développer spontanément ou par effet d’apprentissage. En tant que principe, il est improductif et réduit autant la liberté du travailleur que celle du consommateur.

C’est pourquoi, l’association, loin d’être inutile à l’économie, reste un mode d’organisation de la production et de la distribution des richesses dont le développement dépend de l’existence de conditions socio-économiques spécifiques : l’association devenant alors le principe économique le plus efficace dont les travailleurs ou les consommateurs disposent. Il s’agira notamment de s’associer pour constituer un capital suffisant afin d’entreprendre une production qui ne peut être réalisée individuellement, ou bien pour mutualiser les risques sociaux, ou bien encore de s’approvisionner pour les consommateurs directement auprès des producteurs, etc. 1007 . Le développement de l’association trouve ici sa raison d’être non dans son principe mais dans des causes extérieures à son mode de fonctionnement qui expliquent pourquoi elle peut être efficace économiquement.

P.-J. Proudhon voit dans les diverses pratiques associatives, notamment les associations ouvrières, réalisées au cours des années 1840, une confirmation de sa thèse. Les expériences réussies le doivent dans la majorité des cas à des facteurs extérieurs à l’association. Trois facteurs principaux sont avancés. D’abord, il y a les associations qui se maintiennent grâce aux compétences de leurs ouvriers. Ensuite, certaines associations par une organisation du travail rigoureuse arrivent à fournir des produits à des tarifs compétitifs. Enfin, certaines associations sont soutenues par des aides ou des commandes de l’Etat. Dans ces trois dernières situations, le maintien de l’organisation associative n’est pas le produit d’une solidarité mutuelle entre associés mais de circonstances objectives, extérieures à l’association. Ces réussites témoignent bien plus pour P.-J. Proudhon du développement croissant au sein de la société du « principe de réciprocité » dans les échanges économiques que de la « puissance économique » du principe d’association 1008 .

Par extension, l’association ne constitue pas un principe d’organisation. Le sentiment social auquel le développement de l’association se réfère demeure non un principe a priori, mais un produit a posteriori du fonctionnement économique, a savoir de « l’organisation des forces économiques, la division du travail , la concurrence , le crédit, la réciprocité […] [et] à l’éducation surtout » 1009 . Il faut donc rechercher les conditions économiques au moyen desquelles la solidarité ou encore la fraternité peuvent être obtenues. Le désintéressement volontaire est seul concevable ; le désintéressement imposé auquel conduit inévitablement l’association ôte en effet toute notion de responsabilité individuelle dans le travail et de justice dans les échanges économiques produisant à la fois inefficacité économique et désorganisation sociale. La communauté en ce sens ne fait que prolonger les effets de la propriété, qu’elle est censée normalement améliorer, en acceptant aucune inégalité de rémunération du travail entre les associés ; les plus compétents se voient contraints de redistribuer une partie de leurs salaires ; quelles réponses l’association apportera si un travailleur estime que ce prélèvement est une atteinte à sa liberté individuelle ? Par ailleurs, comment déterminer les besoins de chacun et quelle alternative adoptée si un associé estime que la rémunération qu’il perçoit est inférieure à ses besoins ? Autant de problèmes éludés par les socialistes et qui prouvent, pour P.-J. Proudhon, les contraintes insurmontables introduites par le développement du principe d’association.

Il n’en reste pas moins qu’au-delà de ses défauts, l’association présente certains traits positifs. Elle est la manifestation premièrement d’un certain désintéressement de la part des personnes engagées, bien que cela ne suffise pas à sa réussite économique et que tous les travailleurs ou consommateurs ne partagent pas les mêmes fins de solidarité. Elle constitue deuxièmement un lieu d’apprentissage « à la fois théorique et pratique, où l’ouvrier apprend la science de la production et de la distribution des richesses » 1010 . Elle est enfin troisièmement, et ce point préfigure l’idée d’association mutuelliste, un moyen de revendication sociale et politique. P.-J. Proudhon porte un intérêt croissant au cours de cette période au développement des nouvelles compagnies ouvrières dans lesquelles il voit un instrument économique de « protestation contre le salariat » et de diffusion des pratiques réciprocitaires dans l’organisation du travail et la distribution des richesses 1011 . En conséquence, il faut non pas évaluer l’efficacité de l’association pour ses résultats économiques obtenus mais pour sa contribution à l’établissement de la « république sociale » par l’action constante qu’elle exerce contre le ‘« régime capitaliste’ ‘, agioteur et gouvernemental, qu’à laissé après elle la révolution »’ 1012 . Néanmoins, l’émergence récente de ces compagnies ne résout en rien les écueils soulignés précédemment du principe d’association ; écueils dont P.-J. Proudhon trouvera la solution dans l’idée mutuelliste. Celle-ci ‘« implique que les associés’ ‘ jouissent de toute leur indépendance en conservant tous les avantages de l’union : ce qui veut dire que la meilleure des associations est celle où, grâce à une organisation supérieure, la liberté entre le plus et le dévouement’ ‘ le moins »’ 1013 .

Deux types d’association se dessinent dès lors. L’association socialiste et l’association mutuelliste. Le développement de la première, parce qu’elle se fonde sur le désintéressement, implique l’existence de règles coercitives afin de faire face aux comportements individualistes réduisant de fait la liberté et l’indépendance individuelles. La seconde, à l’inverse, renverse le sens de la causalité puisqu’il s’agit de déduire de l’organisation économique réciprocitaire le désintéressement, en utilisant toutes les « forces économiques » dont dispose l’économie politique 1014 . Cependant avant d’aborder la théorie du mutuellisme, il convient de revenir sur la place accordée aux sentiments sociaux dans les écrits de P.-J. Proudhon avant 1850 et qui explique pour partie ses critiques de l’association socialiste.

Notes
1005.

P.-J. Proudhon [1982 (1851), p. 165 ; p. 162].

1006.

P.-J. Proudhon soulignait même quelques années auparavant que le mobile individualiste était si important que connaissant le « désavantage […] du morcellement, les dangers de l’isolement […] l’égoïsme préfère les risques de la loterie à la sujétion de la communauté », P.-J. Proudhon [1846b, p. 266].

1007.

P.-J. Proudhon [1982 (1851), p. 164].

1008.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 169].

1009.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 173].

1010.

Et ajoute P.-J. Proudhon : « où il étudie, sans livres et sans maîtres, d’après sa seule expérience, les lois de cette organisation industrielle », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 158].

1011.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 175]. Voir aussi la Correspondance sur le sujet des compagnies ouvrières, P.-J. Proudhon [1971, p. 8].

1012.

P.-J. Proudhon [1982 (1851), p. 176].

1013.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 175].

1014.

Car comme le souligne ailleurs P.-J. Proudhon : « ce qui fait naître l’amitié, l’estime, la confiance, l’empressement à obliger, c’est la certitude de la réciprocité , ou, ce qui revient au même, c’est le sentiment de la dignité et de l’indépendance personnelle, d’un bien-être individuellement et légitimement acquis », P.-J. Proudhon [1846b, p. 292].