a – La subordination du sentiment social aux libertés individuelles

L’association parce qu’elle repose sur le sentiment social débouche inévitablement sur une solidarité imposée. Elle ne peut par conséquent se prévaloir d’établir des échanges économiques plus justes socialement que la propriété qu’elle est pourtant censée suppléer avantageusement. En contraignant la libre réalisation des actions individuelles, elle accentue même l’injustice de « l’exploitation propriétaire » puisque désormais la contrainte s’exerce non seulement sur les choses, par le prélèvement d’une partie de la valeur du travail produit 1017 , mais en plus sur les personnes, puisque, au sein de l’association, les travailleurs ne sont pas libres d’exercer les activités de production et de consommation auxquelles ils aspirent. P.-J. Proudhon sur ce dernier point ne semble faire aucune distinction entre les penseurs socialistes alors que certains auteurs insistent explicitement sur l’idée d’association volontaire, non imposée. Dans l’Idée générale de la Révolution au XIX e siècle, aucune séparation n’est faite entre des auteurs aussi différents que C. Fourier, les saint-simoniens, E. Cabet, P. Leroux, L. Blanc, etc. Pourtant, et spécifiquement pour P. Leroux, sa recherche d’une « synthèse  » entre individualisme et socialisme paraît échapper à la critique de P.-J. Proudhon 1018 , car dans le même ouvrage, ce dernier énonce clairement que l’association‘« loin d’assurer l’équilibre, [tend] plutôt à détruire l’harmonie, en imposant à tous, au lieu de la justice, au lieu de la responsabilité’ ‘ individuelle, la solidarité »’ 1019 .

Néanmoins, la critique de la communauté ne se résume pas uniquement à une condamnation du principe d’autorité qu’induit l’association dans la production et dans la consommation. P.-J. Proudhon montre en effet que la recherche de la liberté et de l’indépendance individuelles constitue un mobile d’action prépondérant dans les sociétés industrielles et que le choix de l’engagement dans l’association sera rejeté non pas parce qu’il implique la contrainte, mais, car l’individualisme reste une motivation première. En d’autres termes, l’égoïsme prime sur le désintéressement 1020 . Cette conception de l’action individuelle ne peut pas se comprendre si on ne mentionne pas l’étude psychologique de l’idée de juste et d’injuste effectuée par P.-J. Proudhon dans le Premier Mémoire sur la propriété 1021 .

Dans l’histoire des sociétés humaines, la communauté, l’« association en mode simple », a toujours précédé la propriété 1022 . Autrement dit, le désintéressement, comme premier « degré de la sociabilité » , est inhérent à la « nature humaine » ; l’idée même d’intérêt individuel n’existe pas dans ces premières associations humaines 1023 . Comment, s’interroge P.-J. Proudhon, la propriété a pu naître alors qu’aucun penchant individualiste ne préexistait au sein de ces sociétés ? Deux facteurs permettent de comprendre cette évolution. Premièrement, les personnes ne sont pas égales dans leurs talents et dans leurs compétences et poursuivent des fins différentes. Il s’ensuit deuxièmement que par le raisonnement, différentes volontés individuelles se manifestent. Toutes les conditions sont alors réunies pour qu’émerge l’intérêt individuel : ‘« l’homme […] réfléchit [et] raisonne […] il se trompe et il croit avoir raison, il s’obstine, il abonde dans son sens, il s’estime lui-même et méprise les autres. Dès lors, il s’isole, car il ne pourrait se soumettre à la majorité qu’en faisant abnégation de sa volonté et de sa raison, c’est-à-dire qu’en se reniant lui-même, ce qui est impossible »’. Un « égoïsme rationnel » ou encore un « individualisme d’opinion » en découle d’où la propriété prend ses racines 1024 .

Cette évolution de la société constitue un progrès social dans la mesure où elle améliore les rapports sociaux sur deux points essentiels. Premièrement, la communauté correspond à une atteinte des libertés individuelles. La propriété émancipe la personne et lui donne le sens de l’autonomie et de la responsabilité individuelles. Deuxièmement, le partage égal des biens au sein de la communauté constitue une injustice sociale en ce sens que des travaux de valeurs différentes sont identiquement rémunérés. La propriété en rétribuant le travail suivant le mérite, ou l’effort consenti, pallie efficacement du moins dans un premier temps cette inégalité de traitement 1025 . Amélioration transitoire car le droit du plus fort, qu’incarne la propriété individuelle, tend à se transformer dans un second temps en « droit de la ruse ». Deux sources d’injustice apparaissent. Une première concerne la remise en cause de l’égalité de traitement du travail puisque les propriétaires retirent une valeur d’un travail qu’ils ne font pas 1026  ; ils perçoivent des « droits d’aubaine » (intérêt, rente, etc.) qui entravent directement la circulation des richesses et conduisent au développement d’inégalités sociales. Une seconde source d’injustice provient de l’émergence d’une nouvelle forme de « despotisme » des propriétaires sur les travailleurs. Ces derniers se voient en effet contraints de souscrire aux exigences des seconds au risque de perdre leur mode de subsistance. En d’autres termes, le capital subordonne le travail. En même temps, ce qu’ils produisent ne pourra pas leur être totalement restitué du fait de l’existence des « droits d’aubaine » les forçant à se satisfaire de ce que leur apportent leurs salaires 1027 .

L’individualisme naît donc en réaction à l’injustice de la communauté, mais entraîne rapidement des inégalités sociales que P.-J. Proudhon condamne dans ce Premier Mémoire sur la propriété. En ce sens, la communauté et la propriété, principes antinomiques, conduisent tous deux à l’injustice sociale. Le premier implique des échanges économiques désintéressés alors que le second à l’inverse se fonde sur l’intérêt individuel. L’individualisme devient ainsi une composante nécessaire de l’organisation sociale ; nécessaire car elle donne le sens de la responsabilité et de l’indépendance individuelles. Or, l’idée d’association socialiste ne permet pas de composer avec les intérêts particuliers ; elle impose un désintéressement non conforme aux désirs individuels. Dès lors, quelle solution proposer ? Autrement dit, quel principe économique développer si l’association et la propriété entraînent inévitablement une situation sociale inégalitaire ? Le principe de mutualité ou de réciprocité sera l’alternative que P.-J. Proudhon développera à partir du Système des contradictions économique ; mais en fait dès ce Premier Mémoire l’idée de justice préfigure le principe mutuelliste.

Notes
1017.

Soit par le mode de rémunération salariale et les différentes formes de l’intérêt (escompte, commandite) dans le capitalisme ; soit par le partage égalitaire des biens produits dans la communauté.

1018.

Voir 1ère partie, chap. 3, § 3.2.

1019.

P.-J. Proudhon [1982 (1851), p. 172].

1020.

« Car l’ordre dans la société », souligne P.-J. Proudhon, ne s’établit « nullement sur les sentiments paradisiaques de fraternité , de dévouement et d’amour que tant d’honorables socialistes s’efforcent aujourd’hui d’exciter dans le peuple [...] l’égoïsme est le plus fort », P.-J. Proudhon [1846a, p. 83].

1021.

Nous suivrons ici le chapitre V auquel nous faisions référence précédemment.

1022.

P.-J. Proudhon [1849 (1840), p. 225].

1023.

Il y a un « attrait de sympathie qui nous provoque à la société [...] aveugle, désordonné, toujours prêt à s’absorber dans l’impulsion du moment, sans égard pour des droits antérieurs, sans distinction de mérite ni de propriété », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 199].

1024.

La propriété suit donc l’association car l’homme recherche d’abord « dans toutes ses relations l’égalité et la justice », motivé en cela par sa sociabilité première, « mais il aime l’indépendance et l’éloge : la difficulté de satisfaire en même temps à ces besoins divers est la première cause du despotisme de la volonté et de l’appropriation qui en est la suite », P.-J. Proudhon [Ibid., pp. 220-221].

1025.

P.-J. Proudhon résume ces deux points par la phrase suivante : « la communauté cherche l’égalité et la loi ; la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 245].

1026.

P.-J. Proudhon adresse trois critiques principales à la propriété dans ce Premier Mémoire. Premièrement, la propriété donne accès à des « droits d’aubaine » ; ce sont les intérêts perçus pour l’utilisation d’un capital (intérêt), d’une terre (fermage et rente), etc. Il y a injustice dans la mesure où le propriétaire touche un revenu sans travail. Deuxièmement, la valeur d’un travail collectif est bien plus élevée qu’un même travail effectué par un travailleur seul. Or, le propriétaire rémunère individuellement les salariés lorsqu’il commandite une production collective sans intégrer le surplus de valeur qui en résulte. Enfin, troisièmement, ces « droits d’aubaine » ne permettent pas aux travailleurs d’acheter ce qu’ils ont produit et partant les conduisent à restreindre leur consommation ; la production réalisée dépasse dès lors le niveau de consommation entraînant paupérisme et crises de surproduction.

1027.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 226 ; p. 211].