a – L’« association progressive »

- Une économie composée d’associations de production et de consommation

Les premiers écrits relatifs à l’association dans le premier Carnet, datant de la période comprise entre juillet 1843 et juin 1845, manifestent d’emblée une ambition que le projet de Banque d’échange, entrepris sous la pression des évènements de 1848, comparativement n’aura pas. Il s’agit en effet d’étendre à toute la société le principe de l’ « association progressive », autant à la production qu’à la consommation. Il n’est donc pas encore question a priori de se restreindre seulement à l’organisation de l’échange mais aussi d’organiser l’ensemble des activités économiques sous la condition que la constitution des associations soit faite de l’initiative volontaire des producteurs et des consommateurs.

L’objectif des projets esquissés dans ces Carnets ne varie pas. Il s’agit de renverser le rôle du capital par rapport au travail. Le premier, n’étant qu’« une réalisation du travail », il est anormal qu’il en entrave son développement 1039 . L’augmentation des intérêts des capitaux, favorable aux propriétaires, est contraire aux intérêts des producteurs car elle constitue un prélèvement sur le produit de leurs travaux. Il faut donc rechercher les conditions économiques au moyen desquelles le capital devienne l’instrument du travail. L’« association progressive » ne distinguera plus ainsi les propriétaires des non-propriétaires car il n’existera plus aucune différence entre ‘« producteur et consommateur, commanditaire et commandité, acheteur et vendeur, salariant et salarié »’ 1040 . Il est donc bien question d’entreprendre une « révolution sociale », mais qui ne présente ni le principe autoritaire des réformes socialistes, ni la violence de certains changements sociaux irréfléchis et spontanés, mais qui en définitive partagent le même but, à savoir la subordination du capital au travail.

Selon P.-J. Proudhon, les instruments de l’économie politique suffisent à cette tâche. Il récuse à ce titre les moyens politiques, le principe démocratique notamment, demeurant inefficace et illusoire. Les économistes ont fait du travail un facteur essentiel du développement des sociétés modernes. P.-J. Proudhon prolonge cette idée en montrant dans ses premiers Carnets que les travailleurs par le recours à l’association pourront facilement abaisser le rôle social des propriétaires et partant du capital. Néanmoins, il ne s’agit pas d’organiser le travail à l’aide des pouvoirs publics, à la manière de L. Blanc, mais de compter sur les actions volontaires des travailleurs.

Concrètement, P.-J. Proudhon envisage la constitution dans un premier temps d’une société en nom collectif ou en commandite, conforme aux lois commerciales et civiles en vigueur, dans laquelle chaque associé s’engage à la fois dans la production et dans la consommation 1041 . L’extension du mode d’association conduit à la baisse des intérêts des capitaux dans la mesure où les associations de travailleurs deviennent les principaux propriétaires. Elles étendent au fur et à mesure de leur développement leur domination sur la production et la consommation et concurrencent directement les propriétaires non associés en se portant acquéreuses de toutes les propriétés ne lui appartenant pas. L’association n’est plus dès lors une société de production et de consommation mais aussi une institution bancaire qui développe des opérations d’épargne, d’assurance et de secours 1042 . Elle peut à ce stade se convertir en « société anonyme » 1043 .

Il ne suffit plus pour P.-J. Proudhon que de diffuser cette ‘« théorie du principe d’association’ ‘ », les « statuts […] de la société progressive »’ pour qu’‘« en 10 ans la France [soit] convertie, réformée, transformée et méconnaissable »’ 1044 . Cette croyance dans les vertus de l’association peut surprendre compte tenu des idées que P.-J. Proudhon développe et développera encore sur le principe d’association jusqu’en 1851 dans l’Idée générale de la révolution au XIX e siècle. On se rappelle en effet que dans ce dernier ouvrage, l’association reste un principe économique improductif, hormis dans des situations économiques exceptionnelles. Or, l’efficacité économique constitue un résultat attendu du développement de l’« association progressive » en permettant d’équilibrer la production et la consommation. Les crises de surproduction, la sous-consommation et le chômage sont supprimés ; la baisse des intérêts des capitaux, la réduction des « frais généraux » provoquée par une meilleure circulation des produits, la répartition plus égalitaire des richesses, etc. constituent parmi les plus cités d’autres bénéfices économiques espérés 1045 .

L’intérêt que le propriétaire exige pour le prêt de son capital entrave la circulation des produits entre production et consommation ; il en résulte un déséquilibre qui entraîne une sous-consommation de la part des travailleurs n’étant pas rémunérés à la mesure de ce qu’ils produisent. La suppression, ou tout au moins la baisse, de l’intérêt du capital constitue dès lors un objectif auquel l’« association progressive » répond efficacement. Elle permet en effet de renverser les règles de l’organisation économique en faisant du consommateur le véritable commanditaire de la production. Ce n’est qu’à l’aune des besoins exprimés, les promesses d’achats, que les producteurs associés, eux-mêmes consommateurs, entreprennent leurs activités productives. 1046 . De fait, une « société anonyme » aura tout intérêt à offrir ses produits au prix de revient minimum afin que tous les associés en bénéficient et qu’elle profite à son tour des bas prix des produits fournis par les autres associations ; la « réciprocité » sera alors réalisée. Il y aura nécessairement concurrence entre les associations, mais celle-ci pratiquée sous la condition de ‘« la plus grande publicité de comptes », impliquant « examen, vérification, contrôle perpétuel des moyens de production’ ‘ et de circulation »’, conduira nécessairement au prix de revient minimum et à l’assurance pour les producteurs de débouchés certains 1047 .

Le mécanisme par lequel la baisse des prix est obtenue résulte des initiatives volontaires des associés, non d’une règle imposée 1048 . Il est en effet du seul ressort des travailleurs de ne pas exiger, étant associé au capital de l’association, l’intérêt auquel ils ont droit en tant que capitalistes, et partant à contribuer à la baisse des prix des biens produits 1049 . Aussi, rien ne garantit a priori que les associés suivent ce comportement désintéressé car l’avènement de « conventions de solidarité et [d’]associations réciproques » ne sera effective qu’une fois l’« association progressive » pleinement développée et le capital subordonné au travail. Comment en effet un travailleur, se questionne P.-J. Proudhon, pourra ne pas suivre son intérêt personnel, immédiat, lui dictant de retirer de l’association le maximum de bénéfices possible ? Comment lui faire comprendre ainsi qu’il est de son intérêt de ne pas profiter des excédents générés par les capitaux afin que cette action, par la baisse des prix induite, améliore la situation économique de la société dans son ensemble ? Comment en définitive réaliser l’éducation économique des producteurs et des consommateurs nécessaire à la constitution de l’« association progressive » ? P.-J. Proudhon ne se prononce pas explicitement sur ce point, mais refuse toute ingérence de l’Etat. Il mise par moment sur l’« intérêt bien entendu » des associés 1050 , mais surtout sur les effets de l’apprentissage des principes économiques 1051 . Le travailleur dans cette perspective accepte de se passer de l’intérêt que lui donne droit son statut d’associé qu’en vue des avantages économiques et sociaux que cette action est susceptible de lui apporter. Une fois la nouvelle économie instituée, ‘« la condition d’associé sera devenue la condition commune et nécessaire »’, mais ‘« chacun [pourra] faire ce que bon lui semblera, tous ses rapports de travail et d’échange’ ‘ étant réglés invariablement par le Pacte social, devenu loi d’Etat »’ 1052 .

Notes
1039.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 77].

1040.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 86].

1041.

L’associé doit s’engager « à fournir son travail au prix coûtant […] chaque fois qu’il en sera requis, jusqu’à concurrence de 150 journées de travail. Il s’engage à s’approvisionner […] dans la mesure de sa consommation, jusqu’à concurrence d’une valeur égale à celle de 300 j. de travail, au prix payé par la société », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 74].

1042.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 75].

1043.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 81].

1044.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 75].

1045.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 82].

1046.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 83].

1047.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 95 ; p. 126].

1048.

Bien qu’une fois le prix d’un bien fixé P.-J. Proudhon envisage un contrôle du prix afin d’empêcher une variation à la hausse trop excessive, P.-J. Proudhon [Ibid., p. 95].

1049.

« En association , chaque travailleur contribuant à la conservation permanente du capital , dont la première mise a fait retour aux premiers bailleurs, chaque travailleur, par le fait seul de sa collaboration actuelle, est déjà capitaliste  : il a donc droit au revenu ; et du jour où il entre à l’atelier, avec son travail , une part du revenu comme du bénéfice lui est assurée. Le revenu étant un élément du prix peut s’abaisser et donner prise à la concurrence  : à cet égard, les sociétés doivent rester libres d’agir comme bon leur semblera, et être maîtresses de renoncer à leur revenu », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 177].

1050.

Il faut ainsi « faire comprendre aux associés comment leur plus grand intérêt, médiat et immédiat, est de produire au meilleur marché possible. Dès lors, pas de désir ni d’intérêt de frauder », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 94].

1051.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 290 ; p. 339].

1052.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 81].