a - Une organisation économique fondée sur la circulation

Prolongeant les thèses développées dans les Carnets, deux faits majeurs de l’organisation économique contemporaine attirent l’attention de P.-J. Proudhon. Le premier concerne l’importance de la circulation des biens économiques consécutive d’une croissance à la fois de la division du travail et du commerce. Le second a trait à la faiblesse de la propriété, provoquée par la multiplication des échanges économiques. Globalement, ‘« la société ne vit plus, comme autrefois, sur la propriété individuelle ; elle vit sur un fait plus générique, elle vit sur la circulation »’ 1065 . Autant dans l’ordre social féodal, le propriétaire pouvait se satisfaire de ses seules possessions, autant dans la société capitaliste, le propriétaire ne peut plus se suffire à lui-même et recourt aux échanges économiques pour répondre à ses besoins. Or, c’est sur ce point que P.-J. Proudhon pointe la contradiction de l’économie capitaliste, car si aujourd’hui la propriété conserve un quelconque pouvoir d’influence dans l’organisation économique, elle ne le doit qu’aux intérêts qu’elle retire de la circulation économique. Il souligne d’ailleurs qu’une circulation nulle aurait pour conséquence la ruine de tous les propriétaires 1066 .

Deux conséquences en sont déduites. D’une part, une solidarité spontanée entre les producteurs et les consommateurs s’est progressivement établie avec le développement de la circulation économique. Elle a conduit à une nouvelle conception de la liberté individuelle ; celle-ci est en effet évaluée à l’aune des échanges réalisés et non pas simplement par l’absence de contraintes posées au développement de l’action individuelle 1067 . Et, d’autre part, la propriété, bien que remplissant une faible fonction sociale, empêche une circulation optimale des biens économiques. De fait, la solution à la question sociale n’est pas à rechercher à l’instar des doctrines socialistes dans une réforme de l’organisation du travail mais dans l’organisation de l’échange.

Ce frein posé à la circulation des biens économiques conduit inévitablement à des effets économiques et sociaux inégalitaires. Elle ne permet pas d’atteindre l’équilibre de la production et de la consommation ; les producteurs par les prélèvements auxquels les soumettent les propriétaires produisent plus qu’ils ne peuvent consommer. L’économie est ainsi affectée de crises de surproduction régulières provoquant une absence des débouchés pour les marchandises produites, des périodes récurrentes de chômage et une pauvreté constante. Enfin, deuxième conséquence, la propriété divise la société en deux classes : les propriétaires, capitalistes et entrepreneurs d’un côté, et les travailleurs de l’autre ; les premiers vivant principalement du travail des seconds, percevant un ensemble de « droits d’aubaine » contraires à l’idée de justice dans l’échange, selon P.-J. Proudhon, soit par l’escompte sur les effets de commerce, soit par l’intérêt sur les prêts des moyens de production 1068 . Les travailleurs ne peuvent compter sur leur seul travail pour acquérir le statut de propriétaire ; ils resteront sous les conditions de l’économie capitaliste toujours demandeurs jamais offreurs de capitaux. Le numéraire, l’argent, qui a été d’abord un moyen de dépasser les rapports personnalisés et hiérarchiques des échanges en nature, s’est transformé en un instrument subordonnant les travailleurs salariés aux entrepreneurs, capitalistes et propriétaires 1069 . La monnaie constitue, pour P.-J. Proudhon, l’instrument au travers duquel transite tous ‘« les abus de la propriété, de toutes les servitudes qu’elle impose à la production, à la circulation et à la consommation »’ 1070  ; l’intérêt du propriétaire passe par le numéraire, et, c’est par une action sur celui-ci qu’une réorganisation économique doit nécessairement débuter. Des solutions ont été proposées jusque là mais soit parce qu’elles impliquent le recours aux pouvoirs publics, et donc à la restriction des libertés individuelles, soit car elles entraînent seulement un changement politique et non économique, P.-J. Proudhon les juge inefficaces et pour certaines risquées pour le respect de l’autonomie individuelle. L’alternative ne peut être qu’économique, la société moderne étant fondée sur le travail, et centrée sur l’organisation de l’échange, les causes des inégalités sociales résidant essentiellement dans les défauts d’équilibre de la production et de la consommation. La réforme économique sera donc aussi politique ; elle le sera par la création d’une institution bancaire qui pour P.-J. Proudhon représente le ‘« point de départ de la constitution politique, aussi bien que de la constitution économique »’ 1071 .

Notes
1065.

P.-J. Proudhon [1982 (1848b), p. 306].

1066.

P.-J. Proudhon [1849a, p. 6].

1067.

Ainsi, au sein de la nouvelle organisation économique, la liberté individuelle n’est plus un obstacle à la liberté d’autrui, « mais un auxiliaire, l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables », P.-J. Proudhon [1982 (1849b), p. 249].

1068.

Le travail commandité pour P.-J. Proudhon, P.-J. Proudhon [1849a, p. 11-12].

1069.

P.-J. Proudhon [1982 (1849b), p. 251].

1070.

P.-J. Proudhon [1849a, p. 34].

1071.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 35].