b – La Banque d’échange

On distinguera d’abord les objectifs et le mode de fonctionnement de la Banque d’échange, et ensuite les conséquences économiques induites par la Banque d’échange.

- Buts et moyens de la Banque d’échange

L’organisation du crédit par la Banque d’échange répond à trois objectifs principaux 1072 . Premièrement, à une augmentation des richesses par une meilleure circulation économique. Deuxièmement, à une baisse des inégalités économiques et sociales permise par l’équilibre de la production et de la consommation. Troisièmement, à une solidarité renforcée entre les producteurs atteinte par leur interdépendance mutuelle. Mais avant tout, il s’agit pour P.-J. Proudhon de faire du capital un instrument du travail ; les « droits d’aubaine » contraignent la réalisation des activités de production et conduisent à des crises de sous-consommation. Comment dès lors atteindre une circulation des biens économiques optimale, une production adaptée aux besoins de la consommation ? Simplement, répond P.-J. Proudhon, en réduisant au minimum les intérêts sur les capitaux par la généralisation de la lettre de change et la suppression de la convertibilité de la monnaie émise. Il s’agit donc d’instituer entre les producteurs et les consommateurs l’« échange direct », l’échange en nature 1073 . Le principe de mutualité se trouve ainsi réalisé : les transactions économiques s’effectuent dorénavant sur une ‘« promesse réciproque de vente ou d’échange, en un mot en un simple contrat »’ 1074 .

Aussi, comment concrètement P.-J. Proudhon compte-t-il obtenir cette baisse de l’intérêt sur les capitaux ? La Banque d’échange doit émettre des billets que sur des promesses de vente, des débouchés certains, obtenus par les producteurs. La valeur de la monnaie en circulation correspond alors aux besoins réels des consommateurs ; elle ne peut excéder le fonds de la Banque d’échange, fonds constitué de ‘« lettres de change, mandats et billets à ordre, représentant les factures des négociants »’ 1075 , qui sont ensuite transformés en billets, non convertibles, ne pouvant en aucun cas dépasser la valeur du fonds ainsi formé. La Banque donc ne prête à un producteur que si celui-ci a effectivement reçu une promesse d’achats certaine ; la dette qu’il contracte est annulée par une prestation d’une valeur égale des produits de son activité. De même, elle n’escompte que sur des lettres de change correspondant à des demandes effectives ; en centralisant les offres et les demandes, elle peut contrôler le compte de chacun des associés, et, suivant les demandes de consommation exprimées, escompter des effets de commerce. Ainsi, le billet de la Banque d’échange ‘« signe de crédit et instrument de circulation, nanti sur le meilleur papier de commerce, qui lui-même représente des produits livrés, et non pas des marchandises invendues […] [ne peut] jamais être en excès d’émission, puisqu’il ne se [délivre] que contre valeurs ; jamais être refusé au payement, puisqu’il [est] d’avance souscrit par la masse des producteurs »’ 1076 .

L’intérêt du capital est réduit dès lors aux seuls frais de fonctionnement de la Banque d’échange dans la mesure où les crédits accordés, et, les effets de commerce escomptés reposent sur des promesses d’achats certains et non plus sur des prêts de capitaux obtenus auprès des propriétaires 1077 . Les producteurs se garantissent mutuellement leurs moyens de production et leurs besoins de numéraires ; les débouchés, donc les demandes des consommateurs, servant de gages aux crédits et escomptes accordés. Cette organisation de l’échange nécessite une institution bancaire bien spécifique puisque celle-ci doit connaître aux détails près les capacités productives de chaque producteur et les demandes qui leur sont adressées 1078  ; cette connaissance parfaite des besoins de la production et de la consommation constitue une condition préalable sans laquelle la baisse de l’intérêt reste impraticable.

Aussi, ce résultat attendu, la gratuité du crédit, ne verra le jour que si les producteurs participent à la Banque d’échange. Elle n’est la propriété ni des pouvoirs publics, ni des actionnaires, mais de la clientèle à savoir des producteurs-consommateurs. C’est pourquoi la réussite de son organisation dépendra essentiellement du nombre de clients adhérant volontairement à l’association bancaire 1079 .

En quoi cette réforme économique diffère-t-elle en définitive des projets socialistes ? Car il est en effet bien question pour P.-J. Proudhon d’appliquer l’association dans l’échange mais à la différence de l’association socialiste, bien qu’elle ne vise pas l’organisation de la production, elle agit directement contre les effets du capital 1080 . Nous noterons ici quatre différences. La Banque d’échange d’abord ne dispose pas de capital crée par les apports d’actionnaires mais d’un capital formé par les promesses d’achats des producteurs-consommateurs. La Banque ne forme pas de capital sans qu’il ne soit le produit d’un travail certain. Elle ne vise pas par ailleurs la satisfaction des intérêts particuliers de producteurs regroupés en association de production mais les intérêts des consommateurs et des producteurs puisque son but est le développement d’échanges réciprocitaires. L’association bancaire ne se limite pas à un nombre limité de membres, mais recherche un maximum d’adhérents, sa réussite en dépend. Elle n’implique pas ensuite à l’instar des associations socialistes un désintéressement de la part des associés : l’association n’est pas synonyme de solidarité mais de mutualité. Enfin, la Banque d’échange ne fait aucun bénéfice 1081 .

Notes
1072.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 28].

1073.

Echange direct définit par le principe suivant : « les produits ne s’échangent que contre des produits », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 38].

1074.

P.-J. Proudhon [1982 (1851), p. 241].

1075.

P.-J. Proudhon [1849a, p. 38].

1076.

P.-J. Proudhon[1848a, p. 30].

1077.

P.-J. Proudhon évalue à 1% le taux d’escompte que doit réaliser la Banque d’échange, P.-J. Proudhon [1982 (1848b), p. 307]. Lorsqu’il crée le 31 janvier 1849, la Banque du peuple (« Banque du Peuple P.-J. Proudhon et Cie »), il attendait même que l’intérêt d’abord fixé à 2 % descende à 0,25 %. Contrairement au projet théorique, la Banque du peuple est créée avec un capital nominal de cinq millions de francs représentant un total d’un million d’actions de cinq francs. L’expérience tourne rapidement à l’échec puisque seulement dix-huit mille francs sont souscrits répartis en 3600 actions en avril 1849 ; P.-J. Proudhon annonce l’arrêt de la Banque du peuple dans le même mois.

1078.

La Banque d’échange « se présente aux échangistes comme connaissant individuellement tous les producteurs et consommateurs du pays, l’état de leurs affaires, leur capacité, leur solvabilité, l’importance de leur production, et, ce qui importe surtout ici, leurs besoins à chaque instant », P.-J. Proudhon [1849a, p. 55].

1079.

Plusieurs critiques ont été développées sur ce mécanisme de baisse de l’intérêt. Premièrement, le crédit gratuit est impossible à atteindre car la banque exige toujours pour se prémunir contre les risques de non-remboursement des prêts et escomptes accordés une prime de garantie ; la valeur donnée à un produit présent est supérieure à sa valeur future, en conséquence de quoi, le banquier demande toujours un intérêt sur les crédits et un escompte sur les effets de commerce (voir C. Gide et C. Rist [Op. cit., p. 347] et aussi R. Ege [2000, pp. 51-56].). Deuxièmement, la connaissance parfaite des besoins de la production et de la consommation n’induit-elle pas un nombre d’adhérents limité ? (voir C. Gide et C. Rist [Ibid., p. 347]) Une troisième critique concerne la non-prise en compte des déséquilibres possibles a posteriori entre l’offre et la demande de biens ; une production plus faible que prévue ou des promesses d’achats non tenues conduiront à un décalage entre les crédits et escomptes accordés et le fonds de garantie de la Banque d’échange ; comment celle-ci réagira si la valeur des billets en circulation dépasse la valeur de ce que possède effectivement la Banque ? Enfin, quatrième et dernière critique, le fonctionnement de la Banque d’échange suppose une information et des anticipations parfaites des consommateurs et des producteurs ; hypothèse jugée trop irréaliste pour de nombreux commentateurs de la Banque d’échange (voir sur ces deux dernières critiques R. Ege [Ibid., pp. 51-56]).

1080.

P.-J. Proudhon souligne qu’il ne faut pas organiser le travail car « le travail est synonyme de liberté individuelle  ; que, sauf la justice de l’échange , la liberté du travail doit être absolue », P.-J. Proudhon [1848a, p. 3].

1081.

Sur l’ensemble de ces derniers points, voir P.-J. Proudhon [1849a, p. 71].