a – La reconnaissance de l’association de production

Dans l’Idée générale de la Révolution au XIX e siècle, le jugement porté sur le principe d’association est principalement négatif. P.-J. Proudhon ne lui reconnaît aucune efficacité économique et ne le considère pas comme un facteur de cohésion sociale. Il ne croit pas que le changement social puisse provenir d’une réforme de l’organisation du travail car une action contre les intérêts des propriétaires sera d’autant plus efficace qu’elle visera le fonctionnement de la circulation économique. Cette idée sera reprise plus tard dans De la capacité des classes ouvrières : on ne peut attendre des seules associations de production, même si celles-ci s’étendent à la consommation, une réforme économique apportant des résultats réellement tangibles tant des points de vue économique que social, car il restera toujours hors de l’association une partie importante des activités économiques (petites industries, petits commerces, etc.) qui échapperont de fait aux avantages supposés de l’action associative 1091 . En somme, la réforme économique passe d’abord par un changement des représentations économiques individuelles ; le changement organisationnel en découlera nécessairement ensuite. Et, c’est bien dans cette perspective que la Banque d’échange doit être envisagée. Au-delà de l’organisation du crédit à laquelle répond ce projet, elle poursuit l’objectif d’une modification des rapports économiques sur une base réciprocitaire. L’association joue en quelque sorte une fonction éducative ; cette idée de l’apprentissage social, notamment par la pratique associative, occupe encore dans les écrits de P.-J. Proudhon ultérieurs à 1850 un rôle central.

Cependant, attentif des manifestations de la « réalité sociale », il remarque la progression de la grande industrie et des grands travaux, d’utilité publique surtout, et en vient finalement à reconnaître les fonctions économiques et sociales des associations de production. Suivant la thèse, énoncée une première fois dans l’Idée générale de la Révolution au XIX e siècle, que les associations ne doivent leur développement qu’à des causes objectives, extérieures, et non pour l’efficacité de leurs modes internes d’organisation, il se voit bien obligé de réfléchir sur le fonctionnement de ces associations de production au risque sinon de perdre pied avec la réalité 1092 . Il faut donc à l’instar de l’organisation dans le crédit rechercher une formule économique « synthétique » entre les solutions libérales des économistes et coercitives des socialistes. Car deux écueils menacent aujourd’hui l’association de production : une baisse de la responsabilité individuelle induite par une production entreprise collectivement d’une part, et, une perte de la liberté du travailleur contrainte par l’organisation collective de l’association d’autre part. Encore une fois, il s’agit de dépasser les voies ouvertes, par le législateur au travers des contrats de société civile et commerciale, qui ne font que perpétuer « la dépendance [et] l’asservissement »du travailleur, et l’association socialiste, « caricature de la famille », dans la mesure où toutes deux reproduisent l’action subordinatrice du capital sur le travail 1093 .

Quel type d’association développer ? Sur quelles règles internes de fonctionnement ? Comment surtout assurer à la fois l’autonomie du travailleur et l’efficacité économique et sociale de la « force collective » de l’association ? Autrement dit, P.-J. Proudhon cherche à réaliser la mutualité dans l’association de production. La troisième édition, en 1857, du Manuel du spéculateur à la bourse nous fournit quelques pistes de réflexion 1094 . Partant du principe que la forme optimale de l’association de production est encore à déterminer, bien que les associations ouvrières pour l’exploitation des instruments publics (entre autres les chemins de fer) en aient montré la voie, P.-J. Proudhon se donne deux objectifs principaux pour leur organisation interne : d’une part, faire en sorte que le travail ne soit plus sous la dépendance du capital, mais que ce soit lui qui devienne le commanditaire de la production 1095 , et d’autre part, créer les conditions économiques et sociales pour que la propriété associative se transforme en réelle propriété collective.

Six règles essentielles doivent ainsi déterminer l’organisation de l’association de production. Premièrement, aucune limite ne doit restreindre le nombre possible d’associés ; les associations acceptent toutes les entrées de manière à favoriser la ‘« perpétuité et [la] multiplication à l’infini des compagnies et [le] caractère universaliste de leur constitution »’. Deuxièmement, l’association doit mettre tout en œuvre pour créer d’elle-même son capital ; deux règles doivent en faciliter la constitution : ‘« soit que les ouvriers fabriquent eux-mêmes, les uns pour les autres, selon leurs spécialités, les outils et meubles dont ils ont respectivement besoin, soit au moyen de prélèvements sur le prix des ventes et services, ou retenues mensuelles sur les salaires »’. Troisièmement, tous les associés participent à la direction de l’association et perçoivent une part des bénéfices obtenus. Quatrièmement, les salaires sont à la tâche. Cinquièmement, la promotion interne doit être encouragée par le ‘« recrutement incessant de la Société [l’association’ ‘] parmi les ouvriers qu’elle emploie en qualité d’auxiliaires »’. Enfin, sixièmement, chaque association doit créer sa « Caisse de retraite et de secours » par des prélèvements qu’elle effectue sur les salaires et les bénéfices. Trois autres règles peuvent éventuellement se rajouter à ces six premières. Une première concerne, d’abord, les mesures à destination de la formation des apprentis. Une seconde porte sur la « garantie mutuelle de travail » que les associations doivent s’assurer entre elles, c’est-à-dire, qu’elles doivent s’approvisionner mutuellement pour leurs besoins de production, et leur consommation, et, pratiquer entre elles le prix de revient, sans rechercher à faire des bénéfices. Une troisième et dernière règle vise à garantir à chaque association une information économique maximale en instituant la « publicité des écritures [comptables] » afin que chacune puisse évaluer la vraie valeur, le « juste prix », des produits offerts 1096 .

Le principe de mutualité ainsi réalisé dans la production transparaît d’une part, entre les membres de l’association, tout associé dispose des mêmes garanties que ses co-associés (participation à la direction et aux bénéfices, rémunération aux pièces, etc.), et d’autre part, entre associations, les biens échangés sont fournis à leur vraie valeur, c’est-à-dire à la quantité de travail que leur production a nécessitée, sans qu’aucun intérêt ne vienne s’y ajouter. Mais, une fois de plus, le changement social sera inopérant si, en plus de ces règles d’organisation, aucun apprentissage des mécanismes du mutuellisme n’est effectué de la part des associés 1097 . Cependant, certaines pratiques sociales des classes ouvrières dans le courant des années 1840 dénotent pour P.-J. Proudhon d’un progrès social certain. Eloignées de tous conflits d’intérêts et de règles coercitives, elles témoignent d’une diffusion de l’idée de justice sociale au sein même des catégories sociales les moins favorisées 1098 . Cette opinion sera reprise avec encore plus d’insistance dans De la capacité politique des classes ouvrières.

Les deux objectifs auxquels doit répondre le développement de l’association de production se réalisent donc progressivement. Les travailleurs deviennent copropriétaires de leurs moyens de production et des bénéfices de l’association ; la propriété des produits de l’association est bien collective. Enfin, deuxième point, aucun apport en capital n’est requis pour l’adhésion à l’association. Simultanément, la production est entreprise sans aucun capital extérieur, sous forme de souscriptions d’actions par exemple. Le travail réalisé au sein même de l’association, d’une part, et les échanges de biens entre associations d’autre part, suffit théoriquement à la constitution d’un capital propre à chaque association. En d’autres termes, le travail assure sa propre autosuffisance 1099 . Dès lors, ces conditions posées, les associations de production pourront faciliter le développement de l’économie mutuelliste, mais elle sera nécessairement incomplète dans la mesure où elle ne concerne pas tous les secteurs de l’économie. Ce n’est donc pas de la seule association que proviendra le changement économique et social mais d’une transformation générale des rapports économiques par le principe de mutualité. Est-ce à dire que P.-J. Proudhon récuse une seconde fois l’idée d’association, même amendée ? La lecture de De la capacité politique des classes ouvrières conduit à une réponse négative. P.-J. Proudhon identifie en effet dans cet ouvrage association et mutualité. De fait, il s’agira alors moins du principe d’association en tant que mode d’organisation économique mais plus de l’association comme mobile d’action 1100 .

Notes
1091.

P.-J. Proudhon [1982 (1865), p. 191.].

1092.

Ainsi, souligne-t-il : « les grands travaux d’utilité publique, canaux […] ; les grosses entreprises, banques, mines, forges, assurances, ont donné au contrat de société, depuis ces trente dernières années surtout, un essor dont les rédacteurs du Code [civil et du commerce] étaient certes, loin de prévoir l’importance. Le champ de l’initiative individuelle se resserre chaque jour devant les envahissements de l’association » ; et conclut-il : « le véritable fort, c’est celui qui, s’emparant du formidable levier de l’association , parvient à le diriger à son profit », P.-J. Proudhon [1857 (1853-54), p. 195].

1093.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 207 ; p. 197].

1094.

Voir aussi la Correspondance de P.-J. Proudhon dans les années qui ont précédé la publication de cette troisième édition dont la Lettre à M. Villiaumé du 24 janvier 1856, P.-J. Proudhon [1971, pp. 8-20].

1095.

P.-J. Proudhon [1857 (1853-54), p. 462].

1096.

P.-J. Proudhon [Ibid., p. 464].

1097.

Car comme le souligne P.-J. Proudhon, la difficulté dans la constitution des associations de production est de « civiliser les associés » ; dans cette perspective, il convient donc « de former une réunion d’ouvriers doués d’une certaine dose de moralité et d’intelligence, capables de concevoir les lois de l’économie sociale », P-J Proudhon [Ibid., p. 469 ; p. 463].

1098.

« Les Associations ouvrières sont les foyers de production, nouveau principe, nouveau modèle, qui doivent remplacer les Sociétés anonymes actuelles […]. Le principe qui y a prévalu, à la place du salariat et de la maîtrise, et après un essai passager du communisme, est la participation, c’est-à-dire la Mutualité des services, venant compléter la force de division et la force de collectivité », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 469].

1099.

« C’est que le travail ayant trouvé le secret de se commanditer lui-même, [trouve] en lui-même sa puissance de circulation et son débouché », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 479].

1100.

Voir Introduction générale, § 5.1.