L’existence d’un désintéressement spontané et volontaire repose pour P.-J. Proudhon sur aucun fondement réel. Et c’est bien en cela que les réformateurs socialistes ont fait fausse route. La personne reste toujours la même, ‘« composé d’inclinations heureuses ou mauvaises, en égale puissance d’essor »’. De fait, tout moyen économique visant à réduire l’importance de l’intérêt individuel sera voué à l’échec. Seule l’éducation demeure susceptible d’agir dans le sens d’un progrès social, car celle-ci ‘« nous faisant aimer l’ordre de plus en plus »’, l’organisation économique tend inévitablement vers plus de justice 1115 . A ce titre, P.-J. Proudhon constate dans De la capacité politique des classes ouvrières les progrès accomplis par les classes ouvrières dans leur volonté de changement social 1116 . Ayant abandonné l’idée d’association socialiste de 1848 et rejeté les solutions politiques et les principes libéraux des économistes, elles ont choisi une alternative économique dans laquelle il reconnaît les fins que lui-même poursuit. Véritable « démocratie ouvrière », il voit en effet dans leur projet de réforme une application possible du principe de mutualité 1117 . L’idée de justice se démarque autant du désintéressement socialiste que de l’« intérêt bien entendu » de l’économie politique ; elle en constitue la « synthèse » reposant sur deux propriétés essentielles. Une première décrit le respect mutuel que les personnes manifestent entre elles 1118 . La seconde propriété définit le respect mutuel des propriétés et des intérêts 1119 . La justice traduit donc d’une ‘« reconnaissance mutuelle de la dignité et des intérêts, tels qu’ils sont déterminés et conditionnés par le pacte social » ; elle réalise le « principe mutuelliste du droit »’ 1120 .
La société de ce XIXe siècle est dominée par l’égoïsme, mais P.-J. Proudhon ne croit pas dans le maintien de cet état social dans la mesure où toute société ne peut longtemps subsister sans croyances communes autour des questions familiale, juridique et politique. Les socialistes ont opté pour le désintéressement, mais celui-ci entraînerait nécessairement le développement de la contrainte individuelle ; les économistes ont misé quant à eux sur l’« intérêt bien entendu », mais cette solution n’a encore jamais conduit à des résultats tangibles. La justice demeure l’alternative possible non seulement car elle a donné lieu à des expériences sociales réussies au cours des années 1850, mais en plus parce qu’elle repose sur des considérations morales égalitaires et libérales. Cependant, la difficulté réside d’une part, dans les moyens d’en diffuser et d’en généraliser l’application, et d’autre part, d’être assuré qu’une fois ce dernier processus atteint, elle soit toujours suivie et ne cède pas devant l’intérêt individuel. La réponse développée par P.-J. Proudhon procède en deux temps. Premièrement, l’égoïsme, il est vrai, est une motivation inhérente à la « nature humaine » ; la personne se caractérise d’abord par son individualité. Bien que capable de sentiments désintéressés, elle manifestera d’autant plus de méfiance, et donc un intérêt égoïste, si aucune garantie matérielle ne lui est proposée dans ses échanges économiques. La réciprocité naît en effet de la certitude de l’équivalence en valeur des biens échangés, donc de garanties préalables sur les productions réalisées, d’où l’importance d’une information publique maximale sur les caractéristiques des activités productives. Les producteurs sont en effet tenus de rendre compte des comptes de leur production. Aussi, rien n’indique a priori que l’idée de justice puisse se développer au sein de l’organisation économique. Mais, deuxièmement, toute personne est capable de considérer le respect de la dignité d’autrui d’égale importance à la sienne propre. Cette capacité autocritique relève dans un premier temps de compétences individuelles, de la « faculté souveraine » de la personne 1121 . Elle est confortée dans un second temps par les effets d’apprentissage des échanges économiques et des rapports sociaux. La justice naît pour chacun d’une compétence individuelle à prendre une certaine distance critique vis-à-vis de ses fins personnelles, d’une négociation personnelle entre ses propres besoins et les exigences sociales qu’implique la vie en société 1122 . La confiance dans l’organisation mutuelle se développe ensuite par la pratique sociale. Il existe une « innéité de la justice dans la conscience » se perfectionnant par les effets de l’apprentissage social 1123 . L’acquisition du sentiment de justice procède de choix individuels autonomes et volontaires, et non de normes sociales comme le supposent certaines doctrines socialistes ; la mutualité dans cette perspective s’analyse comme une manifestation directe de la liberté individuelle, de ‘« l’exercice d’[un] libre arbitre, coopérateur et participant »’ 1124 .
P.-J. Proudhon montre par ailleurs que la justice ainsi définie ne saurait se confondre avec le désintéressement au sens des réformateurs socialistes d’une part, et avec l’« intérêt bien entendu » des économistes d’autre part. Elle ne relève pas premièrement d’un sentiment sympathique ou fraternel, car celui-ci bien qu’exerçant une influence positive sur la cohésion sociale n’est pas toujours synonyme d’une mutuelle reconnaissance de la dignité individuelle 1125 . De plus, parce que l’intérêt individuel prévaut naturellement sur le désintéressement, une organisation économique fondée sur le désintéressement irait nécessairement à l’encontre des libertés individuelles. Pour ces deux raisons, la justice est un mobile d’action supérieur au désintéressement socialiste. Enfin, deuxièmement, au sein de l’économie mutuelliste, le principe de l’intérêt n’est pas remis en cause mais simplement subordonné au sentiment de justice. L’associé trouve même progressivement dans la justice un nouveau facteur de bien-être 1126 . Dans cette mesure, la mutualité dépasse l’« intérêt bien entendu » en ce qu’elle peut éventuellement entraîner des sacrifices individuels sans réciprocité ; justice et désintéressement se confondent alors 1127 .
Le développement de l’économie mutuelliste reste une option possible, facultative, rappelle P.-J. Proudhon, qui dénote quand elle se réalise d’un progrès social 1128 . La justice suffirait-elle pour autant à surmonter une crise économique et sociale ? Les périodes de transition des mécanismes de la production et de la répartition sont en effet souvent accompagnées d’une accentuation des pratiques individualistes. Aussi, P.-J. Proudhon évitant l’écueil d’une explication déterministe ne se prononce pas avec certitude sur ce point, mais il croit néanmoins en l’avènement prochain d’une économie mutuelliste dans laquelle la justice deviendrait une fin en soi, un « idéal », en tant que produit de la liberté individuelle mais servant aussi au mieux l’exercice de celle-ci 1129 .
P.-J. Proudhon s’affirme d’abord par sa critique de l’idée d’association socialiste, ou de communauté. L’hypothèse d’un désintéressement spontané, a priori, n’est, selon lui, pas soutenable. Comment s’assurer en effet que l’association se développe sans qu’elle ne porte atteinte aux libertés individuelles, et donc aux intérêts particuliers ? Le sentiment social ne peut résulter que du fonctionnement de l’association non la présupposer. La solution à la question sociale réside par conséquent dans la recherche d’une ‘« synthèse’ ‘ de la propriété et de la communauté »’, c’est-à-dire de l’« association mutuelliste », ayant pour objectif l’organisation de la production et de la répartition des richesses à partir d’échanges réciprocitaires.
Les buts de l’« association mutuelliste » sont sensiblement identiques aux réformes sociales de P. Enfantin, de P. Buchez ou encore de P. Leroux. Il s’agit par l’association dans l’échange d’équilibrer la production et la consommation afin de mettre un terme aux crises de surproduction. Aussi, ce ne sont pas les intérêts des producteurs qui sont ici privilégiés mais les besoins des consommateurs. La baisse des inégalités économiques qui en résulte permet en même temps d’atténuer les conflits d’intérêts entre propriétaires et non propriétaires. La portée politique du projet proudhonien ne prête à aucune ambiguïté ; l’association vise la suppression complète de l’intérêt du capital. L’échange des moyens de production et des biens s’effectue alors simplement sur le travail que leur production respective nécessite. Le capital se forme sur les débouchés certains de la consommation ; le prêt des capitaux n’est obtenu que si le producteur amène certaines garanties, c’est-à-dire que la production qu’il projette de réaliser réponde effectivement à des besoins réels. Les règles des associations de production obéissent approximativement aux mêmes mécanismes. Aucun apport en capital initial ou en cours de fonctionnement n’est estimé nécessaire à l’organisation associative ; le travail seul permet la constitution des capitaux requis aux demandes de la consommation.
L’institution libre d’une économie mutuelliste fondée sur l’assurance réciproque des valeurs échangées suppose le développement du sentiment de justice entre les membres associés. La justice, autrement appelée mutualité, opère la synthèse de la liberté individuelle et du devoir social. Elle relève de la capacité morale de la personne à juger le bien d’autrui d’égale valeur à son bien propre. Elle se différencie du désintéressement socialiste dans la mesure où elle n’implique pas la contrainte sociale et dépasse l’« intérêt bien entendu » de l’économie politique classique car elle peut donner lieu à des sacrifices individuels qu’exclut cette dernière doctrine économique.
P.-J. Proudhon [1960, p. 124].
P.-J. Proudhon [1982 (1865), p. 120].
P.-J. Proudhon [Ibid., pp. 131-132].
Principe « égal et réciproque, quoi qu’il en coûte aux antipathies, aux jalousies, aux rivalités, à l’opposition des idées et des intérêts », P.-J. Proudhon [1988 (1860), p. 149].
« Dans les conditions posées par la loi et quoi qu’il en coûte à l’envie, à l’avarice, à la paresse, à l’incapacité », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 150].
P.-J. Proudhon [Ibid., p. 150 ; p. 152].
P.-J. Proudhon [Ibid., p. 286]. La personne prend conscience qu’elle fait « partie intégrante d’une existence collective, [elle] sent sa dignité tout à la fois en [elle]-même et en autrui, et porte ainsi dans son cœur le principe d’une moralité supérieure à son individu », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 177].
Chaque personne en vient même à « sentir son être dans les autres, au point de sacrifier à ce sentiment tout autre intérêt, d’exiger pour autrui le même respect que pour soi-même », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 287].
P.-J. Proudhon [Ibid., p. 177].
P.-J. Proudhon [Ibid., p. 1480]. Nous donnons ici la définition générique que donne P.-J. Proudhon de la justice : « l’homme, en vertu de la raison dont il est doué, à la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable, comme dans sa propre personne […]. La justice est le produit de cette faculté : c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 299].
Le désintéressement est « par lui-même loin d’engendrer le respect de la dignité dans l’ennemi », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 290].
« L’homme [ …] découvre dans le respect du contrat une félicité supérieure, et par le laps de temps, il s’en fait une habitude, un besoin, une seconde nature. La justice devient ainsi un autre égoïsme » ; il finira même, ajoute P.-J. Proudhon, « par montrer autant d’allégresse à suivre les suggestions de mon amour-propre sociétaire, que je mettais jadis d’emportement à assouvir mes passions privées », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 294-296].
P.-J. Proudhon [Ibid., p. 1510].
P.-J. Proudhon [Ibid., p. 1575].
P.-J. Proudhon souligne : « l’homme en possession du beau moral par la Justice, doit sortir vainqueur de la tentation, y allât-il pour lui de tous les autres biens et de la vie même », P.-J. Proudhon [Ibid., p. 1589]. Passé ce stade, la justice devient une « nouvelle religion » ou tout du moins remplace les fonctions sociales auxquelles répondait la croyance religieuse.