SECONDE PARTIE : L’ASSOCIATION COOPéRATIVE ET LA QUESTION SOCIALE (1863 – 1928)

CHAPITRE 1 : LE MAINTIEN DE LA QUESTION SOCIALE (1863 – 1890)

Après la révolution de 1848, l’audience de l’« économie sociale » de Frédéric Le Play va croissante ; elle devient la « doctrine officielle » du Second Empire 1141 . F. Le Play prolonge la tradition de la pensée philanthropique, d’inspiration chrétienne, remontant en fait au début du XIXe siècle 1142 . Elle influence jusqu’au moins la fin des années 1880 pour partie l’attitude et le comportement des employeurs à l’égard des classes ouvrières, surtout dans les campagnes . Elle se traduit pratiquement par la formation d’institutions (écoles, habitations, caisses de secours, caisses d’épargne, dispensaires, etc.) autour du lieu même du travail visant à prendre en charge ‘« l’ouvrier’ ‘ dans le tout de son existence, ses besoins et sa sécurité [et] a pour fonction de lui incorporer cet être qui lui manque et qui, seul, le rendra vraiment productif »’ 1143 . Selon la doctrine de l’« économie sociale », la solution à la question sociale n’est ni politique, ni économique, mais morale ; les alternatives de l’économie politique libérale sont autant récusées que celles des courants socialistes. Le jeu des seuls intérêts individuels ne saurait suffire en effet au développement économique si les « classes dirigeantes » n’agissent pas par dévouement, c’est-à-dire avec le sentiment de devoirs ‘« imposés par la religion, la propriété et la famille »’ 1144 . En somme, un rapport de subordination s’établit entre l’employeur et l’employé remettant en cause l’égalité théorique de l’échange salarial. L’émancipation économique du travailleur par l’association est par conséquent illusoire ; une relation de dépendance se développe nécessairement entre l’entrepreneur et l’ouvrier. Les classes dirigeantes ont donc un devoir moral, celui d’éduquer les classes défavorisées. Il suppose, premièrement, une assistance auprès des catégories pauvres de la population par l’intermédiaire d’œuvres de charité privée ; deuxièmement, l’établissement d’institutions d’épargne et de prévoyance volontaire ; et, troisièmement, le développement d’un patronage social dans l’organisation du travail 1145 . Les travailleurs sont ainsi supposés inférieurs d’un point de vue moral aux classes dirigeantes. En ce sens, la liberté du travail est un faux-semblant puisqu’elle ne permet pas à la bienfaisance patronale de s’exercer . Celle-ci en effet institue une obligation morale de l’employeur vis-à-vis de son employé, l’entrepreneur garantit un ensemble d’avantages économiques et non économiques à l’ouvrier de manière à le rendre dépendant de l’entreprise à laquelle il appartient, et, de l’employé vis-à-vis de son employeur, l’ouvrier est reconnaissant à son employeur de la bienfaisance qu’il manifeste à son égard. En d’autres termes, la bienfaisance patronale n’a pas qu’un but économique et moral, mais aussi politique dans la mesure où elle permet à l’employeur de disposer d’une ‘« main d’œuvre industrielle régulière, stable et dévouée, de former une force de travail utile, efficace et productive »’ 1146 .

Le patronage social donne lieu à un certain nombre de réalisations pratiques, partielles, mais néanmoins suffisamment importantes pour témoigner en partie des représentations sociales dominantes de ce début des années 1860 1147 . Aussi, cette économie patronale entre en crise dès la fin des années 1860 mais surtout dans les années 1880 devant la contestation ouvrière (grèves, etc.), les critiques du libéralisme, et, surtout, semble-t-il, l’acquisition de nouvelles libertés économiques 1148 . Si la question sociale avait au cours des années 1830 préoccupé surtout les courants réformateurs, elle concerne ici toutes les doctrines économiques confondues ; elle s’inscrit dans un contexte économique, social et politique en mutation (1), dans lequel le thème de l’association coopérative connaît un double développement : un premier à partir de 1863 jusqu’au début des années 1870, période au cours de laquelle la coopération de production, de consommation et de crédit offre des applications variées relevant autant d’initiatives ouvrières, bourgeoises que patronales ; un second développement enfin à partir du début des années 1880 marqué d’une part, par le refus croissant de la solution associative par le mouvement socialiste, et d’autre part, par la prédominance de la coopération de consommation (2) 1149 .

Notes
1141.

Pierre Guillaume Frédéric Le Play (1806-1882) publie entre autres Les ouvriers européens. Etudes sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe précédées d’un exposé de la méthode d’observation en 1855 (il reçoit à cette occasion le Prix de statistiques de l’Académie des Sciences Morales et Politiques), La réforme sociale en Europe en 1864, L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du décalogue en 1870, L’organisation de la famille en 1871, et, l’Union de la paix sociale en 1872. Il fonde la Société internationale des études pratiques d’économie sociale en 1856 ; il crée la Bibliothèque sociale en 1859 et la revue La Réforme sociale en 1881. Il est nommé commissaire général de l’Exposition Universelle en 1855 à Paris, puis commissaire du gouvernement pour celle de 1862 à Londres, et enfin, commissaire général pour celle de Paris en 1867 ; en tant que Conseiller d’Etat et sénateur (30 décembre 1867), il sera très écouté par Napoléon III., voir A. Savoye et B. Kalaora [1989] et A. Savoye [1992].

1142.

Selon F. Ewald, deux causes principales expliquent le développement du patronage social. Il a été premièrement l’œuvre d’une politique gouvernementale entreprise sous Napoléon entre 1800 et 1804 qui comprenait un double objectif : d’une part, garantir la propriété privée, et d’autre part, favoriser l’établissement par les industriels d’institutions sociales (caisse de secours, caisse d’épargne, etc.) susceptibles d’améliorer la situation économique, sociale et morale ouvrière. Le chef d’entreprise, deuxièmement, devient au cours du XIXe siècle, une figure centrale de l’organisation économique et sociale assurant une fonction de médiation entre l’Etat et les membres de la société, F. Ewald [1996, pp. 111-122].

1143.

F. Ewald [Ibid., p. 120].

1144.

F. Le Play [1941, p. 30].

1145.

R. Castel [1995, p. 247].

1146.

F. Ewald [Ibid., p. 120].

1147.

Comme le souligne C. Charle, « les patrons, depuis la première moitié du XIX e siècle, se pensent comme les pères de leurs ouvriers […] Tandis que l’ouvrier pense travailler pour vivre, le patron pense qu’il fait vivre son ouvrier comme le père de ses enfants », C. Charle [1991, pp. 306-307].

1148.

Aspirations démocratiques qui se traduisent par plusieurs faits marquants : la loi de 1864 d’abord sur la suppression du droit de grève, celle de 1867 sur les Sociétés Anonymes, celle enfin de 1884 sur la liberté syndicale.

1149.

La pratique associative dépasse bien évidemment le cadre de la coopération. Il faudrait en effet aborder la question aussi notamment du syndicalisme et du mutualisme qui relèvent tous deux de l’action associative. Deux raisons expliquent le choix de la coopération. Premièrement, comme nous le verrons, la coopération après 1860 prolonge la problématique associationniste de la période précédente ; elle constitue la solution des doctrines de l’association apportée à la question sociale. Enfin, deuxièmement, la question coopérative est de toutes les formes associatives, celle qui se prête le mieux à une étude économique.