1) Quelques repères économiques, politiques et sociaux de la société française après 1860

1.1) L’inertie des structures productives

L’économie française reste encore fortement rurale à cette période. En 1866, les paysans représentent 49,8 % de la population active. En 1880, le travail agricole occupe encore la moitié de la population active expliquant la prédominance des ouvriers agricoles sur les ouvriers industriels 1150 Aussi, le paupérisme des campagnes de la première moitié du XIXe siècle prend fin avec les grands projets économiques (Chemins de fer, etc.) lancés sous le Second Empire. Les journaliers, domestiques, artisans, etc. du monde rural émigrent en effet vers ces nouveaux emplois industriels, mais ce mouvement de main d’œuvre n’affecte pas la croissance agricole qui demeure forte jusqu’à la fin des années 1860 1151 . Néanmoins, la croissance industrielle sur la même période augmente plus vite mais ne rattrape pas son retard sur le produit total de l’agriculture 1152 . La « Grande dépression » entre approximativement les années 1873 et 1896 ouvre une période de crises agricoles mais surtout industrielles récurrentes transformant les rapports entre ville et campagne ; les débouchés de l’économie rurale dépendant désormais des seuls marchés urbains. Dans le même temps, la petite entreprise continue à dominer la production industrielle française. Les métiers traditionnels, l’artisanat, etc. d’une part, et, le maintien du Putting-out system d’autre part, expliquent pour partie la prédominance des structures productives de petite taille 1153 . A ce titre, le salariat ne constitue pas encore un modèle dominant ; des situations « hybrides » d’organisation du travail existent encore 1154 .

Les salaires réels haussent sous le Second Empire, mais cette amélioration du pouvoir d’achat affecte de manière différenciée la classe ouvrière caractérisée en effet par une forte hétérogénéité 1155 . Seuls les ouvriers qualifiés connaissent réellement une augmentation de leur niveau de vie à l’inverse des autres catégories ouvrières sans qualifications spécifiques (journaliers, artisans itinérants, etc.). En outre, les crises industrielles successives, qui se développent surtout à partir de 1860, entraînent des périodes de chômage dans lesquelles la pauvreté peut atteindre des taux supérieurs à 20 % 1156 . Il existe ainsi pour l’ouvrier moyen une « impossibilité structurelle » de se constituer des réserves l'obligeant ainsi à se contenter réellement d’un « salaire de subsistance » 1157 . La fin du Second Empire connaît ainsi une accentuation des tensions sociales entre travailleurs et patronat ; plusieurs facteurs l’expliquent : d’abord la quasi-absence de pouvoir d’achat pour la majorité des ouvriers ; ensuite le développement des échanges internationaux qui viennent concurrencer les productions domestiques ; enfin le sentiment éprouvé par la majorité des travailleurs des écarts de richesses existant entre ‘« la prospérité bourgeoise et la précarité persistante de la condition ouvrière »’ 1158 . Les grèves ouvrières se généralisent dès la fin des années 1870 ; elles concernent soit la défense des salaires, soit la lutte contre le sous-emploi, mais comparativement à l’Angleterre ou à l’Allemagne, la contestation collective en France ne mobilise qu’une minorité de travailleurs.

Alors qu’aucun critère précis ne permet de délimiter précisément l’existence d’une classe ouvrière, les pratiques sociales étant beaucoup trop disparates pour pouvoir être rattachées au seul cadre de référence du salariat 1159 , de nouvelles classes intermédiaires, « moyennes », apparaissent à la fin du Second Empire avec le développement des emplois tertiaires afférents à l’urbanisation et à l'économie capitaliste (employés de la fonction publique, banquiers, assurances, professions libérales, etc.). C’est d’ailleurs le constat qu’effectue P. Leroy-Beaulieu en 1880 dans l’Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions, lorsqu’il conclut à un nivellement des inégalités sociales qu'il explique en grande partie par le développement de l’instruction 1160 . L’éducation occupe en effet au cours du XIXe siècle une place croissante dans les priorités gouvernementales 1161 . Aussi, bien que des écarts importants continuent à se maintenir notamment entre sexes, ou au sein des catégories sociales ouvrières et paysannes entre autres, la division culturelle qui définissait la société française de la première moitié du XIXe siècle tend à s’estomper progressivement 1162 .

Cependant, si les inégalités sociales indéniablement ne semblent plus aussi marquées, la question sociale demeure toujours prégnante pour au moins deux raisons essentielles. Il subsiste, premièrement, une pauvreté constante, une population à la « marge de l’activité salariale », en position critique lorsque surviennent de nouvelles crises industrielles 1163 . Le paupérisme ouvrier des années 1830 dont avaient témoigné les enquêtes sociales de L. Villermé ou de E. Buret, deuxièmement, semble avoir régressé en cette fin de Second Empire mais les écarts de richesses sont toujours aussi importantes comme le révèle l’analyse de l’évolution des fortunes des français après 1850 1164 .

Notes
1150.

On notera par ailleurs que la Grande-Bretagne ne compte plus en 1840 que 25 % d’ouvriers agricoles sur le nombre total d’ouvriers, G. Noiriel1986, pp. 11-18

1151.

F. Caron [1995 (1981), pp. 27-29].

1152.

Le produit agricole dépasse de 10 % le produit industriel en 1880, P. Verley [1995 (1989), p. 18].

1153.

F. Caron [Op. cit., pp. 144-147].

1154.

Un employeur peut aussi être salarié ou sous-traitant : « le recensement de 1872 fait-il apparaître, à l’intérieur de la « situation dans la profession » des patrons, une rubrique des « chefs ouvriers attachés aux arts et métiers », distincts des ouvriers et des journaliers », A. Desrosières et L. Thévenot [1996 (1988), p. 13].

1155.

Les salaires réels auraient progressé de 10 % de 1850 à 1873 et de 35 % de 1873 à 1896,

1156.

Selon A. Gueslin, le taux moyen de pauvreté, c’est-à-dire de la population relevant de l’assistance publique et privée, est estimé à 10 %, A. Gueslin [1998b, pp. 85-98]. On notera par ailleurs qu’il persiste encore un « chômage structurel » moyen d’environ 15 % qui peut atteindre 20 à 30 % lors des périodes de crises.

1157.

C. Charle [Op. cit., p. 114].

1158.

C. Charle [Ibid., p. 120].

1159.

Plusieurs points supplémentaires auraient mérité ici d’être soulignés : parmi les plus importants figurent la pluriactivité, comment en effet définir la fonction d’un travailleur alternant emploi salarié, emploi agricole, voire emploi domestique ? ; le travail des enfants et le travail féminin, souvent sous-payés, voire impayés car il s’agit souvent d’aides apportées au « chef de famille » comme dans le cas du travail à domicile ; le travail saisonnier ; les modes de rétribution collective, la relation salariale n’était pas encore normalisée ; un employeur pouvait décider de rémunérer un travail collectif et non un travail individuel.

1160.

« La vulgarisation de l’instruction a enlevé à la classe bourgeoise un véritable monopole de fait qui avait été pour elle très productif. L’instruction générale réduit les gains et les bénéfices dans les professions libérales, dans les fonctions du gouvernement, dans les emplois des sociétés, dans l’industrie et le commerce même, en multipliant les individus qui sont aptes à être de bons employés, de bons fonctionnaires, de bons commerçants », P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 552].

1161.

Si en 1827, trois conscrits sur cinq étaient illettrés, en 1886, neuf conscrits sur dix savent lire. La part des dépenses de l’Etat allouée à l’instruction publique augmente continuellement durant le XIXe siècle ; elles passent de 1,2 % du budget en 1840, à 2,3 % en 1881, à 3,5 % en 1882 et à 6% en 1913. Presque toutes les communes disposent d’une école dans les années 1860, F. Caron [Op. cit., pp. 42-46].

1162.

C. Charle [Op. cit., pp. 126-129].

1163.

A. Gueslin [Ibid., p. 98].

1164.

C. Charle [Ibid., p. 331].