1.3) La libéralisation des formes collectives

Le régime bonapartiste développant d’abord une législation très restrictive à l’égard des formes collectives va à partir des années 1860 assouplir sa position. Le droit d’association est toujours interdit ; le droit de réunion est contrôlé ; les sociétés anonymes ne peuvent se constituer sans autorisation de l’autorité publique ; etc. Cette législation répressive s’explique pour une raison économique d’abord, Napoléon III hérite de la tradition économique centralisatrice monarchique et napoléonienne ; et une raison politique ensuite, il s’agit d’utiliser la loi comme un instrument disciplinaire, c’est-à-dire de n’accorder de liberté que sous le contrôle des pouvoirs publics 1172 .

La décennie qui s’ouvre en 1860 marque le début d’une libéralisation du traitement juridique des formes collectives tant politique qu’économique. Le délit de grève est supprimé en 1864 (loi Ollivier sur les coalitions). La loi du 11 mai 1868 sur la presse et celle du 6 juin 1868 sur les réunions vont aussi dans le sens d’une orientation plus libérale du régime bonapartiste. Enfin, une première loi du 23 mai 1863 permet la formation de Sociétés Anonymes sans autorisation préalable si leur capital est inférieur à vingt millions de francs ; puis une seconde loi du 24-29 juillet 1867 donne la liberté complète à la création des sociétés anonymes. Deux points méritent d’être soulignés ici. Premièrement, la société en nom collectif prédomine encore jusqu’à 1914 1173  ; cependant, la loi sur la société anonyme ouvre des perspectives de développement à l’économie capitaliste, notamment au modèle de la grande entreprise, qui ne vont se réaliser qu’après 1880. Ainsi, le salarié de la grande industrie ne devient une réalité qu’au début du XXe siècle prenant le pas progressivement sur les anciens modèles de l’ouvrier qualifié, du journalier, etc. 1174 Enfin, deuxièmement, la loi sur les Sociétés Anonymes profite aux associations coopératives de production leur donnant la personnalité juridique ; elles peuvent en effet utiliser le titre III de la loi sur les Sociétés à capital variable. Les travailleurs définissent leur appartenance à l’association coopérative par leurs souscriptions d’actions 1175 . On notera pour finir que cette reconnaissance législative des associations coopératives fait suite à une première reconnaissance des sociétés de secours mutuel en 1852, bien que partielle dans la mesure où elles ne disposent d’aucun droit civil, et qu’elle précède celle des syndicats en 1884. Ces trois dates peuvent être tenues comme le début d’une légitimation juridique de l’associationnisme de la seconde moitié du XIXe siècle 1176 .

Cette libéralisation à la fois du système économique et de l’action collective explique pour partie le développement de mouvements revendicatifs politiques et sociaux avant la Commune. La forte répression judiciaire qui suit celle-ci entre 1872 et 1874 n’arrête pas la volonté d’émancipation des classes ouvrières. Les grèves se succèdent et prennent une tournure nationale confortée par le contexte de crise politique de la fin du Second Empire et par le développement des idées socialistes 1177 . Au centre des revendications, figurent le besoin d’indépendance du travailleur et l'arrêt des rapports de subordination induit par les pratiques du patronage social. En outre, la reconnaissance de la nouvelle République supposait une ouverture de la législation encore trop autoritaire. Plusieurs faits significatifs vont ainsi marquer les années 1880-1900 : la loi du 16 juin 1881 sur l’enseignement primaire obligatoire et gratuit qui permet de réduire le travail des enfants, la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la loi du 21 mars 1884 sur la liberté syndicale, la fin du livret ouvrier en 1890, la création en 1891 de l’Office du travail, la loi du 2 novembre 1892 réglementant le travail des enfants, la loi du 15 juillet 1893 sur l’assistance médicale gratuite, la loi du 30 novembre 1894 sur les habitations bon marché, etc. Ainsi, la loi sur la liberté syndicale abroge de fait la loi Le Chapelier sur l’interdiction de l’association, mais elle limite son objet à des buts industriels, commerciaux et agricoles ; les travailleurs peuvent constituer librement et sans autorisation leurs associations qui disposent en outre de la personnalité morale. Aussi, faut-il bien dissocier le cadre législatif des pratiques sociales. La loi autorisant les syndicats professionnels vient en fait sanctionner une pratique déjà existante 1178  ; surtout la volonté réelle des pouvoirs publics d’améliorer, mais aussi de contrôler la population au travail, achoppe sur les faibles moyens publics mis en œuvre 1179 . Du reste, le secteur de la petite entreprise, occupant une position majoritaire dans la production, est peu concerné par l’application de ces nouvelles règles juridiques 1180 .

Notes
1172.

Sur ce point, voir D. Reynié [1998, pp. 110-161].

1173.

Elle représente en effet 83 % des sociétés créées entre 1860 et 1879 et encore 65 % entre 1890 et 1913, P. Verley [Op. cit., p. 95].

1174.

La petite production reste encore néanmoins importante même durant le premier quart du XXe siècle.

1175.

C. Vienney [1994, pp. 91-92]. Voir aussi L. Walras [1990, pp. 213-216 ; pp. 217-229 ; pp. 345-354] et P. Leroy-Beaulieu [1896b, pp. 638-640].

1176.

On notera par ailleurs que les associations coopératives de consommation qui vont occuper une place importante au cours de cette période apparaissent dès les années 1830-1832 sous forme de sociétés de consommation, M.-T. Cheroutre [1993, p. 51].

1177.

F. Ewald [Op. cit., p. 270] et C. Charle [Op. cit., p. 133]. Rappelons que la première Internationale se tient en 1864.

1178.

B. Gibaud [Op. cit., p. 62].

1179.

Le droit n’est plus un moyen disciplinaire mais un instrument de technologie « par lequel l’Etat maintient le contrôle de l’obéissance sans être engagé directement dans une opération qui dans l’apparence de son absence relèvera désormais d’une police constitutionnelle », D. Reynié [Op. cit., p. 142].

1180.

C. Charle [Op. cit., pp. 294-296].