L’idée d’association tient une place importante dans la pensée de Léon Walras, mais elle va surtout le concerner durant ses années de « jeunesse » entre 1863 et le début des années 1870 1205 . Néanmoins, il ne manque pas ensuite quand l’opportunité se présente de rappeler ses idées sur l’association auxquelles il ne semble pas apporter de changements majeurs 1206 .
L. Walras a été à la fois théoricien et praticien des associations coopératives. Il s’engage en effet d’abord en 1864 dans l’établissement d’une « Banque du travail » 1207 dont le but est de fournir aux associés les prêts de capitaux nécessaires à leurs projets industriels 1208 ; L. Walras pense faciliter par cette association de crédit la formation du capital requis pour la coopérationdans la production. Son idée est la suivante. La « Banque du travail », jouant le rôle d’intermédiaire entre les fournisseurs et les associations de consommation, permet de baisser le prix des produits vendus par le paiement comptant et la garantie des débouchés ; les économies ainsi générées doivent alors non profiter directement aux consommateurs mais être placées dans la banque dans l’objectif d’accumuler suffisamment de capitaux pour le développement de coopératives de production 1209 . Ce projet ne se réalisa pas. Il fut suivi de la création avec Léon Say d’une « Caisse d’escompte des associations populaires de consommation, de production et de crédit » 1210 visant à financer par du crédit à court terme les coopératives de production, de consommation et de crédit 1211 . Mais le problème majeur de la coopération à cette période résidait dans la formation du capital initial alors que la Caisse n’apportait qu’un financement de court terme. Il fut donc décidé d’opérer aussi des avances de long terme 1212 mais qui rapidement mirent la Caisse dans une position délicate l’obligeant à stopper ses activités au mois de novembre 1868. L. Walras s’engage parallèlement dans la publication d’un journal sur la coopération, le Travail 1213 , auquel L. Say apporte un important soutien financier mais aussi doctrinal ; sa publication s’arrête en juillet 1868 par manque de lecteurs et du fait de la liquidation de la Caisse 1214 .
Paradoxalement, en dépit de cet engagement dans le mouvement coopératif, L. Walras ne conçoit pas l’association comme un moyen de réforme sociale. En effet, en tant que principe « égalitaire » et « facultatif » 1215 , elle ne relève non de la répartition de la richesse, c’est-à-dire de l’« économie sociale », mais de la production de la richesse, donc de l’« économie politique appliquée » 1216 . Il se démarque ainsi des socialistes qui font du principe d’association la solution de la question sociale, car la coopération est par définition le produit de l’initiative individuelle et ne saurait se confondre avec la justice, principe « égalitaire » et « obligatoire » 1217 . Il ne suit pas pour autant les économistes libéraux qui non seulement négligent la fonction jouée par l’association, mais aussi postulent l’absence de question sociale 1218 . Cependant, bien que libre, l’association n’en demeure pas moins un principe « d’une fécondité merveilleuse et non encore entièrement reconnue », et, qui peut en outre « supplée la justice dans une foule de cas » 1219 . Les associations populaires coopératives répondent en effet à un double objectif : économique et moral. Il faut ainsi bien les distinguer des autres associations, sociétés de personnes et de capitaux, comme la société en nom collectif, la société en commandite, la société anonyme, voire des sociétés d’assurance et des associations de bienfaisance et de prévoyance 1220 , dans la mesure où leur nature populaire suppose qu’elles se composent de personnes disposant initialement de faibles capitaux cherchant à former un capital nécessaire dans le but de mener une entreprise commune, et à ce titre accéder au statut de capitaliste. Elles permettent donc la capitalisation de l’épargne réduisant de fait les inégalités sociales. Elles constituent, par ailleurs, des lieux d’apprentissage de la vie démocratique en ce sens que d’une part les travailleurs deviennent aussi propriétaires d’un capital, leur donnant ainsi les habitudes « capitalistes » de la gestion de leurs épargnes, et d’autre part, les initient aux mécanismes de l’organisation de la production. Cette double action morale et économique ne peut ainsi que conforter la réforme sociale 1221 . Donc, autant l’association coopérative que la réforme sociale sont en fait nécessaire, mais elles ne sauraient se confondre. Car, pour L. Walras, à la différence des économistes libéraux, la question sociale reste un problème auquel l’organisation économique n’a pas apporté encore de solutions satisfaisantes. Et, il croit en l’existence d’une « vérité sociale », autrement dit d’une détermination rationnelle de la « solution à la question sociale » assurant la conciliation de l’économie politique et de la morale, de l’intérêt et de la justice 1222 . Mais autant il approuve avec les socialistes, d’un point de vue théorique, que la résolution de la question sociale fasse l’œuvre d’une théorie de la production et de la richesse sociale, d’un « idéal social », autant il s’oppose avec les libéraux à ce que cette solution théorique se transforme en application pratique ; car comment convaincre du bien-fondé de la réforme sociale sinon par la contrainte ?
L. Walras se veut ainsi aussi bien socialiste que libéral. Socialiste, car il suppose, au niveau de la science, la détermination rationnelle d’une solution définitive à la question sociale ; mais libéral, parce qu’il se refuse, au niveau politique, la moindre ingérence dans l’organisation sociale, se bornant ‘« à constater purement et simplement [le] développement et [l’]organisation [de la société] »’ et disposant pour ‘« ressource dernière et unique de se transformer en critique »’ 1223 . Le paradoxe, ou l’originalité, de L. Walras réside d’abord dans cette tentative de synthèse de modes de pensées a priori antagoniques, mais aussi qu’en se réclamant partiellement socialiste et partisan des associations populaires coopératives, il n’adhère pas au réformisme social par l’association. Ainsi, convient-il d’abord d’exposer l’analyse de la question sociale effectuée par L. Walras afin de comprendre pourquoi il n’intègre pas le principe d’association à sa résolution (1), et d’aborder ensuite les fonctions auxquelles répondent les associations populaires coopératives dans l’organisation économique (2).
C. Hébert et J.-P. Potier [1990, p. X]. P. Dockès fait de 1872 une date charnière dans les écrits de L. Walras. Il prend en effet toute la mesure de l’importance de l’initiative collective au côté de l’initiative individuelle dans l’organisation économique. Ainsi, « ce n’est qu’à cette date que la solution à la question sociale lui paraît impliquer la restauration de l’Etat en France », P. Dockès [1996, p. 166].
Il les reprend notamment dans ses Cours à la Faculté de Lausanne qu’il effectue de 1870 à 1892, et, dans sa description d’une « société rationnelle » exposée dans le texte « Théorie de la propriété » compris dans les Etudes d’économie sociale, L. Walras [1996, pp. 692-709, 1990 (1896b)]. Par ailleurs, L. Walras travaille de 1894 à 1909 à la publication des Associations populaires coopératives constitué à partir des publications du journal le Travail (1866-1868) dont il fut un des fondateurs. L. Walras n’apporte à cette occasion aucun élément nouveau sur sa conception de l’association, C. Hébert et J.-P. Potier [Op. cit., p. XXXVIII].
Les statuts sont déposés le 14 mars 1864.
La « Banque du travail » fonctionne sous les principes « de la mutualité et d’une responsabilité sociale limitée pour chacun à sa contribution au capital social », Extrait des statuts imprimés de la « Banque du travail », cité dans C. Hébert et J.-P. Potier [Ibid., p. XVIII].
Voir pour le détail du projet C. Hébert et J.-P. Potier [Ibid., pp. XVIII-XIX].
Elle est créé le 17 janvier 1865.
Il s’agit de « faire l’escompte du papier émis par les associations populaires de crédit, de production et de consommation », Document manuscrit de Léon Walras, cité dans C. Hébert et J.-P. Potier [Ibid., p. XXI].
Voir pour le détail C. Hébert et J.-P. Potier [Ibid., pp. XXII-XXIII].
Le premier numéro paraît le 31 juillet 1866.
On notera l’existence du journal concurrent de J-P. Beluze, L’Association – Bulletin des coopératives françaises et étrangères, dans lequel collaborent des auteurs fouriéristes, proudhoniens, cabétiens et buchéziens ; de septembre 1866 à juin 1868, La Coopération – Journal du progrès social succède à L’Association , Voir C. Hébert et J.-P. Potier [Ibid., p. XXVII].
L. Walras [2000 (1872), p. 262 ; 1996, p. 692].
Sur la distinction « Economie politique pure », « Economie politique appliquée » et « Economie sociale », voir J.-P. Potier [1994].
L. Walras [2000 (1872), p. 261]. L. Walras revenant dans ses Cours sur sa période « coopérative » souligne : « si c’était un principe libre, comment pouvait-il présider à l’organisation de la société civile , politique et économique qui est un fait obligatoire ? Et si c’était un principe obligatoire comment pouvait-il présider à l’organisation de l’association coopérative qui est un fait libre ? », L. Walras [1996, p. 704].
L. Walras [1990 (1867-68), p. 58 ; 2000 (1872), p. 262].
L. Walras [1996, p. 267 ; p. 692].
L. Walras [Ibid., p. 693].
« L’association coopérative est un acheminement non un but », L. Walras [1990, p. 398].
L. Walras [1990 (1896a), pp. 151-162].
L. Walras [1990 (1866-67), p. 21].