1) Une solution rationnelle à la question sociale

L. Walras représente probablement un des derniers économistes dit « orthodoxe » qui se donne pour projet de rechercher une voie de conciliation entre l’économie politique et la morale, ou entre l’intérêt et la justice 1224 . On pourrait même l’étendre à la problématique qui nous concerne, c’est-à-dire au dilemme de l’intérêt individuel et du désintéressement. Les économistes, en distinguant toujours les faits économiques des faits moraux et en n’accordant à ces derniers qu’une attention minimale, voire une attention nulle, n’ont pas apporté de solutions satisfaisantes au problème social 1225 . Aussi, les liens entre économie politique et morale relèvent de la distribution des richesses qu’il convient de bien séparer de la production des richesses. Par conséquent, les problèmes afférents à la propriété se déterminent au niveau de la distribution de la richesse 1226 . Contrairement aux nombreux réformateurs socialistes, les critiquant même ouvertement, L. Walras ne place pas l’association dans le champ de la répartition mais dans celui de la production des richesses ; aucune action sur la propriété n’est donc attendue des associations coopératives. En d’autres termes, le principe d’association ne constitue en rien un moyen susceptible de subordonner le capital au travail. La grande différence de ce « socialisme libéral » et du socialisme associationniste des années 1830-1848 réside à notre sens dans la fonction jouée par le capital. L.Walras part en effet sur la question de la propriété d’une position proche des théoriciens du Droit Naturel ; la science morale préexiste aux arrangements sociaux repoussant ainsi la théorie du « contrat social » de Jean-Jacques Rousseau sur laquelle s’appuient les doctrines socialistes selon L. Walras 1227 . La détermination rationnelle de la question sociale repose ainsi sur une « méthode synthétique » ; celle-ci permet d’élaborer a priori une « morale sociale » et de concilier le socialisme et le libéralisme, l’utilitarisme et le moralisme et le communisme et l’individualisme (1.1) 1228 . Il remet en cause de fait à la fois le réformisme moral de l’économie politique libérale et le réformisme économique du socialisme ; il montre de plus contre les thèses socialistes que ni l’association, ni la fraternité ne sauraient se substituer à la justice (1.2) 1229 .

Notes
1224.

P. Dockès souligne à ce titre : « après Walras , la science économique orthodoxe s’enfermera à nouveau dans la conception univoque articulant l’utilitarisme et l’individualisme ou abandonnera la question des fins et finalement l’ensemble de l’économie socio-institutionnelle », P. Dockès [Op. cit., p. 69].

1225.

Les économistes n’ont ainsi tenu compte des faits moraux que « très incidemment, s’empressant toujours en quelque sorte de décliner [leur] compétence, et se bornant à justifier très sommairement la propriété foncière par les raisons de prescription, d’utilité générale, de nécessité, etc. », L. Walras [2001 (1860), p. 138].

1226.

« J’ai distingué dans l’ensemble de la science sociale et de l’art social […] comme catégories se rapportant aux biens […] : 1. une théorie de la propriété, science morale à soumettre à la loi rationnelle de la société pour en faire sortir la théorie sociale de la distribution de la richesse ; 2. une théorie de la production de la richesse ou ensemble des règles du travail social », L. Walras [Ibid., p. 100].

1227.

Voir sur ce point les Cours de L. Walras sur les doctrines socialistes (saint-simonienne, fouriériste, etc.), L. Walras [1996, pp. 263-280].

1228.

Nous nous servirons principalement de « L’Economie politique et la justice. Examen critique et réfutation des doctrines de M. P.-J. Proudhon » et de l’« Introduction à l’étude de la question sociale » (1860), des Etudes d’économie sociale (1896), de « Distinction entre la science sociale et la politique. Méthode de la science sociale » (1872), et, des Cours de Léon Walras (publiés respectivement dans le Volume V pour les deux premiers textes, le Volume IX, le Volume XIII et le Volume XII des Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras), L. Walras [2001 (1860) ; 1990 (1866-67 ; 1867-68 ; 1896a ; 1896b) ; 2000 (1872) ; 1996].

1229.

Nous nous référons ici à « L’Economie politique et la justice. Examen critique et réfutation des doctrines de M. P.-J. Proudhon » et de l’« Introduction à l’étude de la question sociale », aux Etudes d’économie sociale, au Cours, et, à l’ouvrage sur Les associations populaires coopératives (publié dans le Volume VI des Œuvres complètes d’Auguste et Léon Walras), L. Walras [1990].