a - Droit naturel et question sociale

La question sociale tient son origine d’une mauvaise application du droit de propriété. Les conditions de répartition de la richesse économique sont dans la pratique inadaptées à une organisation économique équitable. L. Walras ne croit pas à l’instar des économistes libéraux contemporains que les problèmes d’inégalités sociales résultent des comportements individuels, car, s’interroge-t-il, ‘« faut-il donc faire cesser l’immoralité pour que disparaisse la misère ? Ou faut-il faire disparaître la misère pour que cesse l’immoralité ? »’. Aporie qui ne pourra être résolue qu’en « reportant cette question sur le terrain de la réforme sociale économique » 1232 . Pour autant, il va s’interdire à l’instar des socialistes de préconiser d’emblée une intervention immédiate de l’Etat qui ne pourrait que provoquer un recul de la liberté individuelle. Néanmoins, poursuit-il, le prolétaire, au même titre que le serf ou l’esclave, ne connaît pas dans la société contemporaine les conditions d’une répartition de la richesse sociale équitable dans la mesure où par l’impôt, l’Etat lui ôte une partie de son salaire 1233 . Il s’agit donc de restituer le droit au travail, mais à la différence des socialistes, L. Walras lui prête de toutes autres finalités. Le surcroît de salaire obtenu par la suppression de l’impôt pourrait permettre au prolétaire de se constituer une épargne afin ‘« de devenir propriétaire ou capitaliste’ ‘ en même temps que travailleur »’ 1234 . Il reste qu’en faisant aujourd’hui prévaloir l’intérêt sur la justice dans la répartition de la richesse, outre qu’on ne donne pas aux travailleurs les moyens d’une bonne éducation intellectuelle et morale, on pénalise toute la société en ne permettant pas d’organiser efficacement la production et la distribution des biens 1235 . Le problème social consiste donc à rétablir une juste répartition des produits du travail en recourant à deux moyens complémentaires, l’association volontaire au niveau de l’action individuelle et la réforme sociale du point de vue de l’action collective 1236 .

Si L. Walras arrive à ces conclusions, contraires au moralisme des économistes libéraux, c’est qu’il croit en l’existence d’une « théorie de la société » irréfutable d’où l’on puisse déterminer rationnellement la solution à la question sociale 1237 . Elle présuppose de dégager un ensemble de principes sociaux a priori, c’est-à-dire une « formule sociale supérieure », à partir de laquelle se déduisent ensuite leurs conditions pratiques de réalisation 1238 . L. Walras s’inspire donc des théoriciens du droit naturel en ce qu’il suit l’idée d’une découverte des « lois naturelles » par la raison en dehors de toute référence transcendantale. Le droit préexiste à la société ; il est par conséquent possible de déterminer a priori une morale sociale, indépendamment du contexte socio-économique. Ainsi, la propriété relève de la justice 1239 , non la valeur, qui en tant que « fait naturel », tient son ‘« origine dans la fatalité des forces naturelles »’ 1240 . Il faut par conséquent bien séparer d’un côté la production de la richesse, et de l’autre côté, la distribution et la consommation de la richesse ; la première devra répondre à un objectif d’utilité alors que la seconde à celui de la justice 1241 . Le scientifique recherche d’abord la vérité, le « vrai », du « fait social » étudié, puis, suivant la nature de ce dernier, le soumet aux normes du « juste » ou de l’« utile ». Une fois cette analyse effectuée pour tous les « faits sociaux », la « théorie de la société » est achevée 1242 .

Celle-ci repose ainsi sur cinq postulats de base. Premier postulat, une solidarité croissante se développe entre les membres de la société 1243 . Deuxième postulat, la personne détient une liberté complète, c’est-à-dire qu’elle est responsable de ses actions, et, a parfaitement conscience des fins qu’elle poursuit volontairement. Troisième postulat, toutes les personnes sont dans une position égalitaire a priori. Quatrième postulat, les règles de la « formule sociale » respectent autant que possible les libertés individuelles 1244 . Cinquième et dernier postulat, le progrès économique et social caractérise l’évolution de la société. Ce primat donné à la liberté individuelle n’est-il pas contradictoire avec le principe d’une détermination a priori de la morale sociale ? D’autant plus que L. Walras s’appuie pour constituer la « science sociale » sur une analyse détaillée de la « nature humaine » ; n’y a-t-il pas en effet une antinomie entre l’idée de liberté individuelle et l’analyse détaillée qu’effectue L. Walras de la « nature humaine » ?

Notes
1232.

L. Walras [1990 (1867-68), p. 58].

1233.

« Si j’ai un droit absolu de propriété individuelle sur mon travail , j’ai le même droit sur mon salaire, et l’impôt mis sur ce salaire est injuste », L. Walras [Ibid., p. 126].

1234.

L. Walras [Ibid., p. 126].

1235.

Il y a tout lieu de penser en effet que le travailleur perde le « stimulant de la liberté, de l’indépendance, de la propriété, de l’aisance en famille, qui fait le travail actif, opiniâtre, intelligent et habile ». Plus loin, L. Walras ajoute, « et pendant que certains produisent excessivement qui ne consomment qu’avec insuffisance, d’autres consomment avec excès qui ne produisent qu’insuffisamment », L. Walras [Ibid., p. 125 ; p. 127].

1236.

Voir pour une approche complète de la théorie de la propriété : P. Dockès [Op. cit., pp. 107-127]. Aussi, nous n’aborderons pas le contenu détaillé des réformes sociales proposées par L. Walras parce qu’elles sortent du cadre de la problématique du présent travail, voir autrement P. Dockès [Ibid., pp. 165-173 ; pp. 195-232].

1237.

La « théorie de la société », ou encore la « science sociale » consiste à établir « avec une méthode rigoureuse la science et l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société », L. Walras [2001 (1860), p. 93].

1238.

L. Walras [Ibid., p. 98]. La détermination de la « formule sociale » forme la « cénonique générale ». On peut lui ajouter, en suivant P. Dockès, la science pure de la richesse sociale, c’est-à-dire la détermination des « lois naturelles » de l’organisation économique concurrentielle comprise dans les Eléments d’économie politique pure. Il s’agit alors de la « cénonique générale » au sens large. Cet ensemble constitue la science pure que L. Walras différencie des sciences appliquées dans lesquelles on distingue la théorie de la production de la richesse sociale (« économie politique appliquée ») et la théorie de la répartition de la richesse sociale (« économie sociale »), voir P. Dockès [Op. cit., pp. 39-43].

1239.

L. Walras distingue justice et justice sociale ; la première répond du droit naturel alors que la seconde du droit social, donc du droit conventionnel : la « justice sociale ne fait qu’imposer au droit de possession, à la propriété de chacun, la condition de ne porter aucune atteinte au droit de possession, à la propriété d’autrui. Antérieurement à ce conditionnement, à cette sanction, la propriété […] est déterminée naturellement en tant que possession légitime fondée sur une appropriation naturelle », L. Walras [Ibid., p. 229].

1240.

L. Walras [Ibid., p. 152].

1241.

Cette distinction entre production et répartition prend place dans les sciences appliquées (voir la note 34 précédente).

1242.

L. Walras [Ibid., pp. 93-101].

1243.

L. Walras souligne entre autres : « une certaine solidarité déterminable et définissable des destinées humaines constitue l’essence de l’idée de société », L. Walras [Ibid., p. 94].

1244.

Lorsque la répartition de la richesse selon le droit naturel s’effectuera, une partie reviendra à la collectivité, c’est-à-dire à l’Etat. Ainsi, la terre sera propriété de l’Etat ; il faudra donc imposer autoritairement ce droit de propriété.