b – Justice et intérêt au fondement de la « nature humaine »

La distinction entre production et répartition de la richesse sociale trouve son origine dans la formulation préalable d’une « définition de l’homme » 1245 . C’est sur l’analyse des « faits » de la « nature humaine » que le théoricien pourra déduire un ensemble de principes servant à la compréhension de l’organisation sociale. Le dilemme autonomie individuelle / déterminisme reste donc posé ; comment concevoir l’idée de liberté individuelle si effectivement les fins préexistent au développement des actions individuelles ? En somme, la liberté individuelle n’est-elle pas subordonnée au but social, à l’« idéal social » ? Et, ne peut-on pas dès lors adresser à L. Walras les mêmes critiques que les économistes libéraux portaient en 1848 à l’encontre des réformateurs socialistes ? 1246 L. Walras suppose en effet que la liberté individuelle consiste nécessairement dans la réalisation de l’« idéal social » 1247 . En d’autres termes, l’autonomie individuelle, présupposé du libéralisme walrasien, est proprement rejetée dans la mesure où les fins individuelles, auxquelles toute personne aspire consciemment et recherche volontairement, sont subordonnées à un but social qui leur préexiste.

L. Walras distingue deux « faits » dans l’homme tenant compte d’une part, de sa physiologie, et d’autre part, de sa psychologie. Il déduit du premier la capacité de l’homme à diviser le travail qu’il développe au sein de l’industrie, et du second, la « personnalité morale » qui se révèle premièrement, dans la sensibilité « par les émotions désintéressées de la sympathie ou du sens esthétique », deuxièmement, dans l’intelligence par l’entendement et la raison, et troisièmement, dans la volonté par la conscience et la liberté 1248 . A ces trois dernières facultés de l’homme correspondent les « faits humanitaires » que L. Walras divise en quatre. Le premier est celui de l’Art découlant de la sympathie et du sens esthétique ; le second celui de la Science provenant de l’entendement et de la raison. Enfin, les deux derniers l’Industrie et les Mœurs sont déduits de la volonté. C’est dans celle-ci que L. Walras situe « véritablement l’accomplissement de la destinée de l’homme » parce que ce dernier trouve dans sa volonté individuelle les moyens appropriés de la vie en société. Donc, deux phénomènes sont à distinguer : d’une part, les « rapports économiques des hommes en société » dont l’objectif est de répondre aux besoins principalement matériels des membres de la société ; ils concernent la division du travail et l’industrie, c’est-à-dire l’organisation économique de la société, dans laquelle la norme de l’utile prévaut 1249  ; et d’autre part, les relations entre personnes dont le but est de satisfaire les fins individuelles relevant de la morale, des droits et des devoirs de chacun, domaine social où domine la justice 1250 .

Délaissant pour un temps l’Art et la Science, L. Walras montre que loin de s’opposer, la conciliation de la justice et de l’intérêt est au fondement même de la « nature humaine » 1251 . Donc, si dans la société contemporaine, un antagonisme semble marquer l’économie et l’équité, c’est soit que l’intérêt empiète dans la répartition de la richesse sociale et ne permet pas une distribution juste des droits de propriété, soit que la justice prévaut au sein de la production et contraint les libertés individuelles. La solution se trouve dès lors dans la recherche d’une synthèse à partir de laquelle L. Walras va poser les bases de la « science sociale ».

Notes
1245.

« Pour faire la théorie de la société en général, économique ou morale, et pour la faire a priori et rationnellement, une opération préalable est nécessaire : dégager par abstraction de l’expérience la définition de l’homme », L. Walras [1990 (1896a), p. 162].

1246.

Voir P. Dockès [Op. cit., p. 49].

1247.

Voir aussi P. Dockès [Op. cit., pp. 45-52].

1248.

L. Walras [1990 (1867-68), p. 89].

1249.

Il s’agit donc de « l’ensemble des rapports sociaux qu’ont entre eux les hommes à titre de travailleurs livrés à la spécialité des occupations », comprenant l’agriculture, l’industrie, le commerce, le crédit, etc., et concernant « la multiplication des richesses », L. Walras [Ibid., p. 106].

1250.

C’est encore « l’ensemble des rapports qu’ont entre eux les hommes à titre de personnes morales », incluant la propriété, l’impôt, la famille et le gouvernement, L. Walras [Ibid., p. 106].

1251.

« Si l’homme est capable de diviser le travail , c’est à la condition d’être une personne morale ; et nous savons que si l’homme est une personne morale, c’est afin d’être capable de diviser le travail », L. Walras [Ibid., p. 123].