c – Une « méthode synthétique » 1252

La recherche d’une synthèse est opérée sur trois points. Le premier, de l’ordre de la philosophie morale, concerne l’opposition entre socialisme et libéralisme. L. Walras condamne les doctrines socialistes car la réalisation de leurs solutions théoriques entraînerait inévitablement le développement d’un pouvoir autoritaire. Mais, dans le même temps, il partage avec elles l’objectif d’apporter sur le terrain théorique une solution à la question sociale, contrairement aux économistes qui récusent la possibilité d’inégalités sociales causées par les conditions économiques et sociales. L. Walras adopte une position intermédiaire : en accord avec les socialistes, comme nous l’avons vu précédemment, pour rechercher l’« idéal social », c’est-à-dire une théorie de la production et de la répartition de la richesse sociale, seule à même de résoudre la question sociale, mais en désaccord avec eux, et en accord avec les libéraux, dans le champ politique, pour ne pas appliquer pratiquement leurs principes théoriques à une réalité sociale dont les activités doivent rester libres et spontanées 1253 .

Le second point a trait à un problème de morale sociale entre utilitarisme et moralisme ; quelles normes de la justice ou de l’intérêt appliquer dans les rapports sociaux ? Il existe, comme on le laissait entendre dans le dernier paragraphe, un partage naturel découlant de la « définition de l’homme ». Ainsi, pour les rapports des personnes entre elles, L. Walras suit le moraliste : la justice doit subordonner l’intérêt. Elle concerne donc la « théorie de la famille », la « théorie du gouvernement », et, la « théorie de la propriété et de l’impôt » 1254 . Pour les rapports des personnes aux choses, l’utilitariste l’emporte : l’intérêt doit prévaloir sur la justice ; il s’agit de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, des « arts techniques » 1255 . Autrement dit, la production de la richesse sociale répond à la norme de l’intérêt alors que pour la répartition de la richesse sociale s’applique celle de la justice.

Enfin, le troisième point, spécifique à la science sociale, concerne l’opposition entre individualisme et communisme ; comment déterminer les droits et les devoirs de l’individu et de la collectivité ? L. Walras envisage cette question d’un double point de vue, entre d’une part, l’action individuelle et l’action de la collectivité, et d’autre part, les conditions sociales partagées par tous les membres de la société, et, les positions sociales acquises individuellement. Il en déduit deux problèmes. Un problème d’ordre relatif à la détermination des domaines réservés de l’action individuelle et de l’action de la collectivité ; quand l’Etat doit-il intervenir ? Quand doit-il laisser une totale liberté à l’action individuelle ? Et, un problème de justice tenant à la consommation individuelle et à la consommation collective des « résultats de l’activité sociale » ; quand les personnes doivent-elles profiter individuellement des richesses dont elles disposent ? Quand ces richesses doivent-elles faire l’œuvre d’un partage collectif ? 1256 Concernant ce dernier problème, tous les membres de la société doivent disposer a priori de conditions sociales égales, mais elles doivent être libres de développer leurs activités individuelles. Pour le problème d’ordre, l’Etat doit intervenir pour garantir l’égalité des conditions mais laisser ensuite toute liberté à la personne dans le choix de ses actions personnelles. Donc, il y a égalité des conditions a priori, la justice est réalisée dans la répartition, mais inégalité des positions a posteriori, car seule la justice commutative régit l’échange économique, c’est-à-dire un échange réciproque où aucun sacrifice n’est imposé, et où finalement on ne tient compte que des capacités individuelles des co-échangistes. Nécessairement, ‘« en tant qu’ils accomplissent librement leur destinée d’une manière plus ou moins heureuse ou plus moins méritoire, il se révèle chez les hommes des différences d’aptitudes, de talent, d’application, de persévérance, de succès qui les font inégaux »’ 1257 . Ainsi, ‘« le droit des individus, c’est d’agir en liberté et d’obtenir des positions inégales. Le droit de l’Etat, c’est d’agir d’autorité et d’établir des conditions égales »’ ; cette formule résume pour L. Walras‘« la loi supérieure d’organisation de la société sur la base de l’ordre et de la justice »’ 1258 .

Le droit de propriété répond donc de « lois naturelles » qu’il est possible d’établir a priori indépendamment du contexte social. Nous n’aborderons pas ici la théorie de la propriété de L. Walras nous éloignant trop de notre problématique. Nous noterons simplement que L. Walras fait des facultés personnelles une propriété individuelle et de la terre la propriété de l’Etat 1259 . Cette division débouchera sur deux types de réformes sociales ; une première concernant la collectivisation des terres par l’Etat, et, une seconde, envisagée plus tardivement par L. Walras, relative à la réglementation de la production par l’Etat 1260 . Mais ce qu’il importe surtout de tenir compte dans la méthode exposée précédemment sont les raisons pour lesquelles L. Walras est conduit à rejeter à la fois les arguments des économistes libéraux et les réformes socialistes. On verra alors pourquoi l’association, principe facultatif et volontaire, ne peut s’intégrer à la réforme sociale walrasienne.

Notes
1252.

L. Walras [1990 (1896a), p. 152].

1253.

« Le socialisme a raison contre le libéralisme quand il se borne à affirmer le problème social, à tâcher de le poser et de le résoudre […] Le libéralisme […] a raison quand il se contente de repousser la substitution de l’autorité à la liberté en ce qui touche à la solution de cette question », L. Walras [Ibid., p. 160].

1254.

L. Walras [Ibid., p. 164].

1255.

L. Walras [Ibid., p. 167].

1256.

L. Walras [Ibid., p. 169].

1257.

L. Walras [2001 (1860), p. 171].

1258.

L. Walras [1990 (1867-68), p. 140].

1259.

Pour les « richesses artificielles, les capitaux […] l’individu et l’Etat doivent jouir de celles qu’ils ont créées », P. Dockès [Op. cit., p. 108].

1260.

Voir P. Dockès [Ibid., pp. 165-221].