a – La critique du réformisme moral de l’économie politique

Un double mouvement a caractérisé le développement de l’économie politique selon L. Walras. Les disciples de J.-B. Say ont d’abord, suivant une conception matérialiste de la science sociale, subordonné la justice à l’intérêt à la fois dans la production de la richesse sociale, ce qui est parfaitement légitime pour L. Walras, mais aussi dans la répartition de la richesse sociale, provoquant un partage inéquitable des droits de propriété 1261 . Une liberté totale doit être laissée aux producteurs car, poussés par leur intérêt individuel, ils chercheront toujours à maximiser la production, et partant à répondre aux demandes des consommateurs les plus importantes qui détiendront « la plus grande valeur d’échange ». Et conclut L. Walras, « leur intérêt privé est donc en conformité parfaite avec l’intérêt général » 1262 . Aussi, ce premier mouvement de l’économie politique a été suivi d’une réaction inverse, spiritualiste, initiée par F. Bastiat, où la morale s’est substituée à l’intérêt. Il s’agit non plus d’évaluer le travail à l’aune de la valeur qu’il apporte à la production, mais de juger de la conduite individuelle du travailleur dans le cadre des activités productives. Ce renversement prend sa source dans la théorie moraliste de la valeur développée par F. Bastiat qui place la valeur économique dans le seul travail 1263 . En suivant dans toutes ses conséquences cette théorie de la valeur-travail, les économistes ont été conduits à nier le bien-fondé des réformes économiques et à placer la solution de la question sociale dans la réforme morale. Ce n’est pas dans les conditions économiques qu’il faut rechercher les causes du paupérisme, mais dans les conduites immorales du travailleur, dispendieuses et imprévoyantes. Par conséquent, l’action réformiste doit porter non sur les institutions économiques mais sur les comportements individuels. Toute mesure visant à faciliter l’éducation morale du travailleur sera ainsi la bienvenue ; la charité et la philanthropie en font partie. La première est condamnée par L. Walras car elle dégrade moralement celui qui la reçoit, alors que la seconde est jugée beaucoup plus positivement 1264 . Aussi, les travailleurs disposent d’un autre moyen qui présente l’avantage de ne s’appuyer sur aucune action bienveillante, mais sur leur initiative propre. Il s’agit de l’association. Les sociétés de secours mutuels assurent aux travailleurs une aide matérielle en cas de chômage ou de maladie ; l’association coopérative de consommation ensuite leur permet de baisser leurs dépenses de consommation ; enfin, les associations coopératives de production et de crédit leur garantissent une augmentation de revenu. Ces trois derniers types de coopération leur donnent en outre la possibilité de se constituer un capital à partir de leurs épargnes individuelles 1265 .

Bien que ne condamnant pas la pratique de l’association à la condition qu’elle soit facultative et volontaire 1266 , L. Walras n’en reste pas moins critique à l’égard des économistes spiritualistes, d’une part, car ils ne s’appuient pas sur la véritable morale sociale a priori fondée sur la justice, et d’autre part, parce qu’ils subordonnent l’intérêt dans la production de la richesse sociale au principe moral 1267 . Le principe d’association demeure parfaitement légitime, mais il ne saurait remplacer la justice dans la répartition de la richesse sociale, relevant avant tout de la production de la richesse sociale où prévaut la norme de l’intérêt. La réforme sociale, si elle doit avoir lieu, ne peut être associative comme l’invitent à le faire ici les économistes moralistes car elle ne relève simplement que de l’initiative individuelle et non de l’action collective 1268 . Cette confusion des principes d’association et de la justice n’est pas propre aux économistes spiritualistes ; on va la retrouver en effet dans les doctrines socialistes.

Notes
1261.

Pour l’économiste matérialiste, les inégalités n’existent pas car la personne « est toujours riche au moins de ses facultés personnelles, lesquelles constituent un capital dont le travail est le revenu », L. Walras [2001 (1860), p. 118].

1262.

L. Walras [Ibid., p. 118].

1263.

« Il n’y a de richesse sociale que la richesse produite, […] le travail seul vaut et s’échange », L. Walras [Ibid., p. 128].

1264.

Elle « honore presque toujours celui qui la fait, car elle s’exerce sans intermédiaire, et elle sert véritablement celui qui la reçoit, car elle lui impose plutôt l’effort qu’elle ne l’en dispense », L. Walras [1990 (1867-68), p. 59].

1265.

L. Walras complète cette liste par la « société immobilière » assurant des meilleures conditions de logement et la « société d’instruction et de récréation » développant la culture intellectuelle et morale, L. Walras [Ibid., p. 60].

1266.

Voir 2nde partie, chap. 2, § 1.2.b.

1267.

L’économiste spiritualiste a « violenté le principe de la vérité scientifique en économie politique pure, défiguré le principe de l’intérêt ou de l’utilité en économie politique appliquée, et enfin anéanti le principe du droit ou de la justice dans la science sociale, le tout au profit de la moralité privée et pour la plus grande gloire de l’assistance philanthropique et de l’association coopérative », L. Walras [Ibid., p. 64].

1268.

La réforme sociale doit porter pour L. Walras sur le rachat des terres par l’Etat qui lui reviennent de droit ; puis par la perception des intérêts de la rente et des fermages, il doit viser la suppression de l’impôt, L. Walras [Ibid., p. 65.]. Voir aussi P. Dockès [Op. cit., pp. 167-173].