L. Walras, rappelons-le, se revendique autant libéral que socialiste. Il partage ainsi les objectifs scientifiques du socialisme mais non l’application pratique de leurs principes théoriques 1269 . La question sociale constitue bien une réalité que le scientifique se doit de résoudre, mais il ne saurait vouloir imposer ses solutions sans violer les libertés individuelles. C’est pourquoi, en premier lieu, L. Walras refuse le réformisme socialiste pour le despotisme de leur politique. Mais il va aussi le récuser du point de vue théorique lui reprochant de ne pas avoir cherché « la vérité absolue », car celle-ci réside dans la justice comme la méthode de synthèse de l’individualisme et du communisme l’a démontrée 1270 . Parmi les alternatives proposées, de nombreux socialistes font de l’association un principe de réforme sociale, qui a la différence des économistes moralistes, lui prêtent des objectifs économiques et sociaux et non moraux. L. Walras s’oppose aux deux types de réformes sociales, non pas qu’il ne croit pas dans les bénéfices économiques, sociaux et moraux de l’association, mais parce qu’il la conçoit comme un ‘« principe accessoire […] égalitaire, mais facultatif »’ alors que la justice, clé de la solution à la question sociale, ‘« principe social par excellence […] est à la fois obligatoire et égalitaire »’ 1271 . Certes, souligne L. Walras, l’association contribue à restaurer une équité relative dans certaines situations où la justice ne peut être réalisée. Mais la justice est de droit naturel, imposée par « la nature des personnes » 1272 , alors que l’association procède des volontés individuelles et ne peut en aucun cas commander les rapports sociaux 1273 .
On ajoutera ici deux raisons supplémentaires à l’opposition de L. Walras sur la réforme sociale par l’association. Une première, morale, implicite dans le point précédent, concerne la priorité donnée au respect de la liberté individuelle. En tant que principe libre et « non obligatoire », l’association ne peut constituer un moyen d’organisation sociale. Et rappelle L. Walras, quand bien même l’association offrirait toutes les garanties d’une production maximale de la richesse sociale, ‘« il est meilleur d’être maître chez soi, à soi tout seul, que d’y être maître à plusieurs »’ 1274 . La liberté individuelle doit toujours subordonner les objectifs économiques et sociaux.
La seconde raison est économique et marque à notre sens toute la différence entre le socialisme walrasien et les autres courants socialistes. L’association ne peut en effet, pour L. Walras, constituer un moyen d’« abolir » le salariat ; le travailleur-associé continue à percevoir une rémunération fixe au titre du travail qu’il a rendu et éventuellement augmentée d’une part sur les bénéfices en tant que propriétaire du fonds de capitaux. L’émancipation du salariat au sein de l’association suppose d’une part, que le travailleur abandonne le principe d’une rémunération fixe, et d’autre part, qu’il se fasse à l’idée que sa rémunération pourra aussi bien être positive que négative dans le cas où l’association soit en situation déficitaire. A la fois pour une « question de convenance » (est-ce que tous les travailleurs seront prêts à attendre les résultats comptables de l’association pour être rémunérés ?), et, une « question d’honneur » (le travailleur acceptera-t-il en cas de pertes de l’association « d’aliéner [sa] personne » pour combler ses dettes ?), L. Walras ne croit pas en l’association du travail mais seulement en l’association des capitaux 1275 . En somme, la subordination du capital au travail, objectif commun des réformes socialistes, ne peut se réaliser, non pas parce que cette subordination n’est pas fondée économiquement, mais simplement car « l’intérêt bien entendu » et la « dignité » du travailleur l’inciteront toujours à préférer la double fonction du travailleur et du capitaliste. Aussi, de travailleur salarié, il devient « associé capitaliste » 1276 .
On comprend dès lors mieux le rôle que L. Walras prête à l’association coopérative. Celle-ci en aucun cas ne s’inscrit dans le cadre d’une réforme sociale, mais constitue un moyen pour le travailleur d’accéder à la propriété du capital.
« Au point de vue exclusivement socialiste, la science, ayant pour objet la recherche de la formule sociale définitive, a pour instrument la raison réfléchie, faculté dogmatique. Dans ce système, la politique, ayant purement et simplement pour objet la mise en pratique immédiate de cette formule, a pour ressource nécessaire et suffisante le despotisme », L. Walras [Ibid., p. 21].
Il ajoute : « ni l’abolition saint-simonienne des héritages, ni le droit au travail de M. Considérant , ni les ateliers sociaux de M. Louis Blanc , ni l’impôt assurance de M. Emile Girardin, ni la balance proudhonnienne ne sont une solution à la question sociale » ; synthèse « qui attribue les facultés personnelles et les travaux aux individus et les terres et les rentes à la communauté, les prix des travaux et les prix des rentes se déterminant ensuite selon la loi de l’offre et de la demande », L. Walras [1996, p. 279].
L. Walras [Ibid., p. 692].
L’échange économique aussi s’impose aux personnes par la « nature des choses » suivant la distinction établie par L. Walras entre la production de la richesse sociale, domaine de l’économie politique pure et appliquée, « fait naturel qui échappe à la formule sociale », et, la répartition de la richesse sociale, espace réservé de la justice, par laquelle s’affirme la morale sociale, L. Walras [Ibid., pp. 692-693 ; 2001 (1860), p. 99].
« La société civile , politique, économique est une association naturelle et nécessaire ; l’association est une société artificielle et libre », L. Walras [1996, p. 693].
L. Walras [1990, p. 398] ; voir aussi L. Walras [1996, p. 267].
« On ne peut associer que des capitaux susceptibles d’être perdus, c’est-à-dire des capitaux proprement dits et non des capitaux personnels, c’est donc que toutes les associations sont des associations de capitaux et non des associations de personnes », L. Walras [Ibid., p. 700].
« La coopération », conclut L. Walras, « ne fait pas, elle ne fera jamais que la nature du travail se confonde avec la nature du capital […]. Ce qu’elle fait, c’est que là où il n’y avait que la ressource du travail, il s’ajoute la ressource du capital », L. Walras [Ibid., p. 701].