c – La démocratie économique par l’association

La démocratisation des institutions économiques ne peut se réaliser qu’au travers de « deux canaux » pour L. Walras : d’une part la réforme sociale, et d’autre part, « l’application du principe des associations populaires » 1299 . La première concerne donc la distribution de la richesse sociale ; elle est du ressort de l’action collective, c’est-à-dire essentiellement de l’Etat. La seconde relève de la production de la richesse sociale ; elle est propre aux volontés individuelles et doit rester facultative 1300 . Trois raisons au moins expliquent pourquoi l’association populaire favorise le progrès économique. Elle permet d’abord par la capitalisation des épargnes individuelles une augmentation de la richesse sociale à laquelle toutes les classes sociales peuvent profiter étant donné la modicité des cotisations demandées. Elle contribue ensuite par ce surcroît de richesse au nivellement des conditions sociales et met fin à l’« antagonisme » des classes par l’accession pour tous les travailleurs à la fonction d’« associé capitaliste ». Elle assure, enfin, pour tous les associés un apprentissage du mode de fonctionnement de l’économie capitaliste tant sur le plan de la production qu’au niveau financier.

Est-ce que l’Etat doit soutenir le développement des associations populaires ? En d’autres termes, est-ce que par les effets positifs causés par la coopération, les pouvoirs publics ont intérêt à faciliter leur essor ? L. Walras exclut d’emblée cette option dans la mesure où elle conduirait à faire de l’association un objectif de la réforme sociale alors qu’elle est ‘« incapable de la représenter, insuffisante à la produire »’ 1301 . L’accepter reviendrait, pour L. Walras, à adhérer aux thèses socialistes réformistes à l’encontre desquelles il est en désaccord complet à cette période. Il continuera toujours à s’y opposer, estimant même rétrospectivement que l’échec du mouvement coopératif des années 1865-68 fut en partie causé par les prétentions réformistes de certains mouvements socialistes 1302 . Le principe d’association participe à la création des richesses, et recherche l’intérêt économique, et ne peut en conséquence se confondre avec le but de justice de toute réforme sociale. L’Etat n’est appelé à intervenir que pour apporter une modification souhaitée dans la répartition de la richesse sociale ; la « réforme du système des impôts » par un abaissement des charges sur les salaires en est une illustration ; elle soulève une question morale et non d’utilité économique 1303 .

Donc, l’intervention de l’Etat n’est requise que si la « liberté du travail , de la concurrence ou de l’association » demeure encore incomplète. Son action se limitera alors à une réforme de la législation en place. L. Walras la préconise d’ailleurs en ce qui concerne l’organisation financière des associations populaires. Il souhaite en effet que soit mis en place aux côtés des principes de la « responsabilité limitée » et de la « responsabilité solidaire », le principe de « responsabilité proportionnelle intégrale » qu’il juge indispensable surtout pour l’organisation des associations de crédit 1304 . Pour le reste, tout autre soutien est proscrit ; les associations populaires doivent ne compter que sur l’initiative individuelle. Néanmoins, cette dernière suffira-t-elle au développement coopératif ? L. Walras répond affirmativement à cette question d’autant plus qu’il voit se développer dans la société française une « sympathie fraternelle » à la fois dans les classes populaires et aisées créant ‘« un concours de circonstances favorables qu’il convient de mettre à profit »’. Sentiment désintéressé qu’il croit même suffisant pour retarder le besoin de la réforme sociale 1305 . Il faut bien se garder pour autant de forcer le sentiment fraternel au risque de l’amoindrir mais plutôt viser à une organisation de l’économie alliant désintéressement et justice 1306 .

Finalement, le principe d’association permet de concilier l’intérêt et la justice ; complétant la réforme sociale, le principe coopératif en effet conduit à la démocratisation des institutions économiques. Mais il rend possible aussi l’alliance de la justice et de la fraternité. L. Walras envisage même la possibilité d’une économie coopérative synonyme d’un développement démocratique complet des institutions économiques. Il n’est pas utopique en effet de voir, selon lui, bientôt les travailleurs concurrencer sur le marché financier les Etats, les communes, les grandes sociétés ; ‘« c’est ce qu’ils pourront faire avec succès quand ils seront groupés en associations nombreuses et puissantes »’ 1307 . Les caractéristiques essentielles du principe coopératif examinées, il nous reste à en voir les applications différenciées au niveau des associations populaires coopératives de production, de consommation et de crédit.

Notes
1299.

L. Walras [Ibid., p. 42].

1300.

L. Walras [Ibid., p. 31].

1301.

L. Walras [Ibid., p. 397].

1302.

Ainsi, note-t-il, en 1866, l’existence de trois courants réformistes : les « théories communistes et icariennes », les socialistes proches de la théorie de « l’association intégrale de Fourier », et, les héritiers de la pensée de P.-J. Proudhon qui trouve confirmation de leurs thèses « par le succès des magasins anglais de consommation et des banques allemandes de crédit », L. Walras [Ibid., p. 397.] ; voir aussi C. Hébert et J.-P. Potier [Op. cit., p. XVII].

1303.

L. Walras [Ibid., p. 31].

1304.

L. Walras [Ibid., pp. 111-116].

1305.

L’étude des associations populaires, remarque L. Walras, « nous a permis de constater que, si la réforme est désirable, elle n’est pourtant pas absolument nécessaire et urgente », L. Walras [Ibid., p. 87].

1306.

« Je crois que rien de grand ne se conçoit et ne s’entreprend que sous l’inspiration et l’influence de la fraternité , je crois aussi que rien de solide ne s’établit et ne se fonde qu’avec l’idée et dans les conditions de la justice », L. Walras [Ibid., p. 88].

1307.

Et, ajoute L. Walras, « pourquoi n’en serait-il pas de la puissance financière du peuple comme de sa puissance politique, puissance individuellement presque nulle et collectivement irrésistible ? », L. Walras [Ibid., p. 42].