b – L’importance du crédit

Une première différence caractérise les associations de production et de crédit de l’association de consommation. Si les trois emploient leur capital social pour ‘« permettre à leurs membres des épargnes ultérieures plus faciles et plus considérables »’, les deux premières agissent dans l’intérêt des producteurs, alors que la dernière recherche l’intérêt des consommateurs 1314 . Celle-ci reporte les économies dont elle bénéficie, sur les écarts du prix de vente de détail et du prix d’achat en gros des produits vendus, sur les dépenses de consommation de ses associés. L’association de production augmente la rémunération de ses associés grâce au gain obtenu entre le prix de revient et le prix de vente des produits fabriqués. Enfin, l’association de crédit, par l’intérêt des prêts effectués, hausse aussi le revenu de ses associés en leur octroyant des crédits avec lesquels ils lancent de nouvelles activités industrielles et commerciales potentiellement créatrices de richesses 1315 .

Mais c’est surtout sur une seconde différence que L. Walras va particulièrement insister. Les associations populaires recherchent la capitalisation de l’épargne par un moyen commun : « l’union des sociétaires ». L’association de consommation en effet se procure ses produits et établit ses magasins de vente grâce au capital constitué par le groupement des associés. Si les associations de production et de crédit s’appuient sur le même procédé pour réaliser respectivement leurs activités productives et leurs opérations de crédit, elles s’en servent aussi de « garantie collective » pour leurs demandes de « crédit extérieur » 1316 . Les niveaux des productions réalisées et de crédits octroyés sont généralement trop élevés pour que le seul capital social, constitué à partir des épargnes individuelles, suffisent à toutes les opérations entreprises par ces associations. Le crédit, défini comme une « location du capital », reste peu accessible pour les travailleurs, rappelle L. Walras, dans la mesure où ils ne disposent pas des ressources suffisantes (« garanties réelles ») pour en cas de pertes du capital emprunté, en restituer la valeur. Comment dès lors subvenir aux besoins de production des producteurs disposant de faibles capitaux et n’inspirant pas une confiance suffisante aux emprunteurs ? Une première solution a été d’augmenter le taux d’intérêt du capital afin d’apporter une garantie suffisante à l’emprunteur, mais L. Walras l’estime inadaptée 1317 . La seconde solution des associations populaires est jugée, à l’inverse, beaucoup plus favorablement. L’association en apportant à la fois sa « garantie collective » et son fonds social joue le rôle d’intermédiaire entre le prêteur et l’emprunteur ; ‘« la société intervient donc entre le capital et le travail’ ‘ pour assumer sur elle tous les risques du crédit »’ 1318 . Cette alternative trouve en outre, pour L. Walras, une confirmation éclatante dans les expériences réalisées en France, en Angleterre pour l’association de production et en Allemagne pour l’association de crédit.

Il faut donc bien distinguer les deux types d’activités entreprises par les associations de production et de crédit, d’une part, la capitalisation de l’épargne, par la constitution progressive d’un capital social, qui est ensuite investi dans les opérations industrielles et commerciales de la coopérative ; et d’autre part, les demandes de crédits extérieurs à l’association afin de subvenir aux besoins de financement de leurs membres dans leurs investissements industriels et commerciaux collectifs ou individuels 1319 .

Aussi, ce deuxième versant des activités des associations de production et de crédit n’est pas sans incidence sur leur organisation financière. Des deux principes de responsabilité collective reconnus par le Code de commerce au moment où L. Walras s’engage dans le mouvement coopératif (1866-68), aucun n’est selon lui adapté au fonctionnement des associations de production et surtout de crédit. Deux définitions préalables seront ici nécessaires à la compréhension du raisonnement de L. Walras. Ce dernier entend par « entreprise industrielle », les activités économiques relatives à « la création d’un capital d’exploitation », comme la constitution d’un fonds social investi ensuite à une opération industrielle ou commerciale, pour lesquelles il n’y a pas de dettes contractées vis-à-vis de tiers ; l’« entreprise commerciale » consiste « à acheter d’une part pour revendre de l’autre », l’achat s’effectuant le plus souvent à crédit alors que la vente se réalise au comptant. Donc, la responsabilité collective devra tenir compte des dettes contractées pour les organisations économiques répondant de l’« entreprise commerciale », et, ‘« proportionner les chances de perte et de gain de chacun à sa quote-part dans le fonds social »’ pour les organisations économiques relevant de l’« entreprise industrielle » 1320 .

L’association de consommation n’ayant pas un besoin de crédits importants, n’effectuant que de la vente au comptant, peut parfaitement réaliser ses activités sous le « principe industriel de la responsabilité limitée », c’est-à-dire où chaque associé n’est responsable des engagements de l’association que sur la valeur de leur part dans le fonds social 1321 . Tel n’est pas le cas des associations de production et de crédit. Leurs opérations en effet dépendent autant de l’« entreprise industrielle », en ce qu’elles visent à la capitalisation de l’épargne collectée, que de l’« entreprise commerciale », parce que leurs activités les conduisent à recourir à des crédits extérieurs. Le principe commercial de« la responsabilité solidaire » induit un engagement personnel (nom, fortune, etc.) sur les engagements de l’association. Cette dernière solution serait particulièrement injuste pour l’association de crédit car en cas de pertes du capital emprunté, les associés solvables seront amenés à rembourser les associés emprunteurs et non solvables. Alors que la première alternative, la responsabilité limitée, implique que les associés emprunteurs de l’association de crédit disposent de suffisamment de garanties pour inspirer confiance aux prêteurs, solution « illusoire » pour L. Walras 1322 .

C’est pourquoi, L. Walras préconise l’adoption d’une ‘« responsabilité’ ‘ proportionnelle pour chaque associé à sa quote-part d’un fonds social susceptible de se trouver soit supérieur, soit égal, mais jamais inférieur au passif éventuel de la société »’ 1323  ; ce projet, on l’a vu précédemment, ne vit pas le jour.

Aussi, si nous avons consacré un si long passage à l’organisation financière des associations populaires, c’est parce que nous touchons un point, à notre sens, essentiel de la pensée de L. Walras sur le principe coopératif. Le problème majeur de la coopération tient en effet dans l’insuffisance des capitaux ; deux difficultés se posent : d’une part la faiblesse des épargnes des classes populaires, et d’autre part, les prélèvements fiscaux auxquels sont soumises ces mêmes épargnes 1324 . Si, comme le souligne L. Walras, la réforme sociale n’est pas encore à l’ordre du jour, ou du moins « pas absolument nécessaire et urgente », il convient dès lors de ne compter que sur l’initiative individuelle pour susciter le changement social souhaité 1325 . Tous les efforts doivent donc se porter d’abord sur l’établissement des associations de crédit seules capables a priori d’apporter le capital nécessaire au développement des associations de production et de consommation ; c’est dans cet objectif qu’il faut semble-t-il comprendre sa participation à la formation d’une « Caisse d’escompte des associations populaires » 1326 .

Cependant, ce n’est qu’une fois les réformes sociales réalisées, c’est-à-dire que la propriété foncière et les monopoles artificiels seront supprimés, que la démocratie économique, la « société rationnelle », sera atteinte 1327 . Dans celle-ci en effet les « facultés personnelles » relèvent de la propriété individuelle, alors que les terres sont la propriété de l’Etat. L’action des associations coopératives va dès lors être décisive : les capitaux individuels n’étant que le produit des épargnes individuelles, « c’est-à-dire d’un excédent des salaires sur la consommation », la richesse devient uniquement dépendante du travail prenant notamment la forme de titres d’actions et d’obligations sur les coopératives 1328 . La société rationnelle s’organise ainsi autour de deux champs bien distincts : d’un côté, les producteurs individuels, débarrassés des contraintes fiscales et des inégalités que pouvait entraîner la propriété foncière, agissent en tant que personnes libres mais devenant responsables des conséquences de leurs activités, de l’autre, l’Etat assure la production des services publics et la constitution des monopoles « naturels et indispensables » en garantissant un prix de vente égal au prix de revient. Trois sources de richesses deviennent alors possible : le salaire d’abord provenant d’une production « utile et limitée en quantité », le profit issu d’un prix de vente supérieur au prix de revient en raison d’un progrès technique réalisé sur la production, l’intérêt du capital enfin obtenu par l’épargne ou par le bénéfice d’entreprise. En somme, les coopératives permettent l’extension complète de la propriété du capital aux travailleurs, accédant de leurs propres initiatives au statut « d’entrepreneurs-capitalistes », qu’il faut bien discerner, rappelle L. Walras, de leurs rôles de salariés ou de clients au sein de l’association ; « c’est ainsi que [les coopératives] remplissent leur grand rôle économique qui est non de supprimer le capital, mais de rendre tout le monde capitaliste , et aussi leur rôle moral non moins considérable qui est d’initier la démocratie au mécanisme de la production et de lui ouvrir l’accès des affaires, véritable école de la politique active » 1329 . En ce sens, l’interventionnisme croissant de l’Etat en matière sociale constaté par L. Walras à cette période, aux alentours des années 1896-1897, s’oppose nécessairement à l’émergence de la société rationnelle. S’il ne critique pas le bien-fondé des mobiles des réformateurs sociaux, qui se « préoccupent [de] la dignité de la personne morale », il n’en montre pas moins toutes les limites ; la démocratie économique adviendra nécessairement de l’initiative individuelle, et non de l’aide étatique aux travailleurs. Aussi, n’est-ce pas en tant que moraliste que L. Walras remet en cause l’action sociale de l’Etat, mais en tant qu’économiste, c’est-à-dire, en se fondant sur les enseignements susceptibles d’être apportés par l’« Economie politique pure » à l’« Economie politique appliquée ».

La théorie des associations coopératives de L. Walras se fonde donc sur un triple refus. Un refus de la réforme sociale par l’association ; les coopératives relèvent du champ de la production et non de celui de la distribution des richesses. Elles peuvent néanmoins jouer un rôle favorable dans la démocratisation des institutions économiques. Un refus, ensuite, du principe selon lequel l’association permettrait la subordination du capital au travail ; elle constitue au contraire un excellent moyen pour les travailleurs d’accéder à la propriété privée du capital, et donc à la fonction d’entrepreneur-capitaliste. Il n’y a par conséquent aucune antinomie entre le travail et le capital comme certains socialistes le laissent à penser 1330 . Un refus enfin de l’interventionnisme social de l’Etat ; celui-ci doit se limiter à la réalisation des deux réformes sociales, la nationalisation des terres d’une part, la suppression des monopoles artificiels et la mise en place des services publics et des monopoles naturels, d’autre part, afin de laisser l’initiative individuelle, et partant les associations coopératives, se développer librement 1331 .

L’idée d’association chez L. Walras répond seulement au mode d’organisation collectif. La coopération n’est pas une solution viable à la question sociale car elle reste un principe facultatif bien qu’elle puisse néanmoins contribuer à la démocratisation des institutions économiques. Le problème ouvrier est d’abord une question de justice relevant à ce titre de l’obligation. Cependant, facilitant la formation des épargnes ouvrières et l’acquisition des compétences requises à la gestion et à la direction des affaires économiques, les associations coopératives populaires garantissent une plus grande efficacité économique et justice sociale.

Elles permettent premièrement, d’augmenter les revenus des travailleurs associés qui perçoivent en plus de leurs salaires, un intérêt sur les capitaux qu’ils ont placés dans l’association ; et deuxièmement, d’étendre la propriété du capital aux classes défavorisées. L. Walras récuse d’emblée l’action politique de l’association, sur laquelle se basent les réformes sociales de P. Enfantin, de P. Buchez ou encore de P.-J. Proudhon : aucune subordination du capital au travail n’est en effet à attendre d’une économie coopérative ou associative.

De fait, l’association n’est pas une société de personnes mais une société de capitaux ; elle réunit moins des travailleurs autour d’un projet commun que des « associés -capitalistes » recherchant à capitaliser leurs épargnes individuelles. Ainsi, faut-il bien dissocier, pour L. Walras, les fonctions propres de l’associé entre ce qui relève de son activité productive et son engagement en tant que capitaliste-actionnaire. L’association walrasienne se démarque malgré tout des sociétés de capitaux classiques en attribuant à chaque associé, quelle que soit sa part de capital dans l’association, un poids égal dans les décisions prises par l’organisation.

La coopération s’inscrit dans le champ de la production de la richesse et relève par conséquent du principe de l’intérêt individuel et non de la justice. L’association en ce sens n’est porteuse d’aucune forme de désintéressement. Elle ne fait que sanctionner les efforts consentis pas chacun des associés en leur donnant accès à une nouvelle source de revenu, à savoir l’intérêt du capital.

Le principe coopératif demeure donc d’une nature politique relativement modérée chez L. Walras. Son « socialisme libéral » semble devoir mieux s’apprécier sur le contenu des réformes sociales qu’il développe complémentairement à sa théorie des associations coopératives populaires. Les objectifs politiques que C. Gide prête à la coopération, bien que non socialiste, contrastent fortement avec ceux de L. Walras ; nous l’abordons dans le chapitre suivant.

Notes
1314.

L. Walras [Ibid., p. 35].

1315.

Autant dans l’association de production que de crédit, « le travailleur, isolé et faible devant la concurrence , demande à l’union la force dont il a besoin pour soutenir la lutte sur le champ de la production industrielle », L. Walras [Ibid., p. 35].

1316.

L. Walras [Ibid., pp. 35-36].

1317.

L. Walras [Ibid., p. 40].

1318.

Les travailleurs dans cette perspective « répondent tous ensemble pour chacun d’entre eux », L. Walras [Ibid., p. 40].

1319.

L. Walras [Ibid., p. 42].

1320.

L. Walras [Ibid., p. 46].

1321.

« Les associations de consommation, qui ont l’aspect commercial en ce sens que leurs opérations consistent à acheter pour revendre, sont en réalité des entreprises industrielles en ce qu’elles achètent et revendent au comptant et non à crédit », L. Walras [Ibid., p. 48].

1322.

L. Walras [Ibid., p. 49].

1323.

L. Walras [Ibid., p. 51].

1324.

Il faut rappeler que L. Walras envisageait la suppression des impôts comme première réforme sociale, L. Walras [Ibid., p. 31].

1325.

L. Walras [Ibid., p. 87].

1326.

L. Walras rappelle que l’association de crédit détient l’énorme avantage par rapport aux associations de production et de consommation de pouvoir se constituer à partir d’un capital initial même très faible : « dans les sociétés de crédit, [le] capital peut être employé immédiatement, quelque modique qu’il se trouve ». Et de conclure : « ces associations [de crédit], en effet, n’auraient pas seulement sur celles de consommation l’avantage de combler partout une lacune […] et sur les associations de production celui d’être partout applicables […] ; elles auraient encore sur les unes et les autres cette évidente supériorité de pouvoir en précéder et, par cela même, en préparer la naissance », L. Walras [Ibid., p. 71.]. Voir aussi P. Dockès [Op. cit., p. 175].

1327.

L. Walras [1990 (1896b), pp. 189-206]. Voir sur la « société rationnelle » P. Dockès [Op. cit., pp. 221-226].

1328.

Il faut, souligne L. Walras, « se représenter la masse des capitaux qui n’appartiennent pas à l’Etat comme, étant, par petites fractions, entre les mains des travailleurs, sous formes d’actions, d’obligations d’entreprises diverses, et surtout d’actions et d’obligations d’entreprises coopératives », L. Walras [Ibid., p. 205].

1329.

L. Walras [1992 (1897), p. 261].

1330.

Dans la société rationnelle, « le capital et le travail seront bien obligés de renoncer à se violenter l’un l’autre et de laisser le monde économique suivre sa voie comme une planète son orbite », L. Walras [Ibid., p. 257].

1331.

On notera que L. Walras ne s’oppose pas à « l’initiation des travailleurs à l’association et à l’assurance par l’Etat », L. Walras [Ibid., p. 260].