CHAPITRE 3 : L’IMPORTANCE DE L’ASSOCIATION CHEZ CHARLES GIDE

L’engagement de C. Gide dans la coopération débute à la fin de l’année 1885 avec les premiers contacts qu’il noue avec Edouard de Boyve, fondateur de l’Ecole de Nîmes 1332 . Il effectue une première conférence, « Les prophéties de Fourier », devant la Société d’économie populaire de Nîmes le 8 avril 1886 ; le socialisme associationniste de C. Fourier constitue une référence majeure des idées de C. Gide sur la coopération qu’il ne cessera de rappeler 1333 . Il est chargé du discours d’ouverture du second congrès coopératif (Lyon) le 19 septembre 1886 dans lequel il développe l’idée de « coopératisme » 1334 . L’association comme moyen et sous des formes différentes, affirme-t-il, « a toujours existé » ; elle pourrait aujourd’hui par le développement d’une économie coopérative, la coopération n’étant considérée que comme une variante possible de l’Association, faciliter la transformation du salariat et conduire à un état où ‘« le travailleur, devenu propriétaire de ses instruments de production’ ‘, jouerait dans la production le rôle non plus d’instrument lui-même, mais d’agent principal »’ 1335 . C. Gide prolonge cette problématique en 1889 dans le discours d’ouverture du quatrième congrès coopératif dans lequel il annonce l’avènement d’une « République coopérative » 1336 . Ces premières interventions pour le mouvement coopératif voient C. Gide assurer une fonction de propagandiste qu’il occupera pendant toute sa carrière 1337 , mais il deviendra aussi, surtout après 1900, un personnage clé de la coopération en France 1338 .

Aussi, si cette entrée en coopération est quelque peu tardive par rapport à notre « temps fort », correspondant au deuxième développement coopératif de la période, les premières idées sur l’association de C. Gide remontent en fait à la fin des années 1860 1339 . Il n’était sûrement pas ignorant des premiers développements de la coopération des années 1863-67 à partir desquels L. Walras fonde sa théorie des associations populaires coopératives. Nous nous limiterons principalement aux premiers écrits de C. Gide sur la coopération, précédant 1900, non pas parce qu’aucun élément nouveau n’ait été développé ensuite, mais car, à notre sens, la problématique de la question sociale prend une dimension nouvelle au tournant du siècle, et en particulier dans les textes de C. Gide. En effet, si dans ses premières conférences de propagande, l’association libre suffit au progrès social, son opinion commence à évoluer dans le rapport sur l’Exposition Universelle, publié en 1905 sous le titre Economie sociale ; il souligne ainsi : « il est logique aussi que les modes d’action de l’Etat et de l’association tendent à se confondre au fur et à mesure que ces institutions se rapprochent par leur constitution interne, c’est-à-dire au fur et à mesure que ces corps politiques, devant des sociétés démocratiques, reconnaissent pour uniques lois celles qu’ils se sont données librement » 1340 . Mais le développement coopératif semble encore parfaitement possible sans qu’il ne soit contraint par les interventions de l’Etat. C. Gide va progressivement prendre le parti inverse dans ses écrits suivants en montrant que l’Etat, en tant que représentant légitime de l’intérêt général et par l’efficacité de ses interventions (effet de taille, etc.), s’oppose dans de nombreux domaines à l’essor de la coopération 1341 . La solution à la question sociale ne réside plus dès lors dans la seule association libre mais dans l’action combinée de l’Etat et des coopératives 1342 . En d’autres termes, si l’initiative individuelle a prévalu dans le courant du XIXe siècle, elle tend avec le développement croissant de l’Etat a décliné, ou tout du moins, à dépendre de plus en plus de l’action collective publique. L’« école nouvelle », solidariste, dont C. Gide expose les principes en 1890 fait bien de l’intervention de l’Etat une nécessité, « qu’elle considère comme l’expression visible du lien invisible, mais réel, qui unit les hommes dans une même société » 1343 . Mais la question de l’interventionnisme public constitue avant tout un thème fédérateur sur lequel s’accordent les différents courants réformistes naissants en cette fin de XIXe siècle, qui trouvent notamment dans la Revue d’Economie Politique fondée par C. Gide en 1887 un nouveau lieu d’expression de leurs idées sociales. Ce n’est-ce pas un point de vue semble-t-il pleinement partagé par C. Gide à cette période ; il le devient ensuite, se ralliant ainsi à d’autres réformateurs, lorsque l’analyse ‘« des limites de l’association’ ‘ libre dans les relations de travail’ ‘, tout comme [l’]examen des résultats obtenus en la matière dans les pays qui ont eu les premiers recours à l’intervention publique, les ont rapidement convaincus que l’avenir était là »’ 1344 . Nous ne traiterons donc pas des écrits de C. Gide relevant de cette nouvelle problématique de la question sociale que nous aborderons en revanche dans notre troisième « temps fort ».

Aussi, après 1900, C. Gide continue à évoquer l’idée de « République coopérative » 1345  ; est-ce à dire que la solution à la question sociale consiste toujours à développer l’association libre seule à même de démocratiser l’organisation industrielle ? 1346 Quelle interprétation donnée de la « République coopérative » ? Répond-elle d’une reconstruction rationnelle de l’organisation économique ? Ou bien d’actions solidaires se réalisant au travers des institutions coopératives ? Nous suivrons pour la suite cette deuxième lecture des écrits de C. Gide. Dans cette perspective, la solution à la question sociale n’est pas économique mais morale ; elle réside en effet dans le développement d’une solidarité volontaire par laquelle les associés participent et décident du choix des règles de l’organisation économique. Le travailleur prend dans les associations coopératives‘« sa part d’initiative, de contrôle, de responsabilité’ ‘ et aussi de bénéfices »’ contrastant avec la situation de dépendance du salarié des entreprises capitalistes 1347 . La coopération n’est qu’une forme parmi d’autres de l’Association libre, ‘« loi la plus universelle du monde »’ selon C. Gide, mais qui aujourd’hui se trouve la mieux adaptée pour réaliser de nouvelles solidarités 1348 . Il existe en effet une diversité d’associations, allant de la société par actions capitalistes que C. Gide critique parce qu’elle ne fait qu’associer des capitaux et non des travailleurs, en passant par la famille, la tribu, la corporation, etc. 1349 , mais la ‘« vraie association’ ‘ […] suppose l’identité des intérêts, la réciprocité’ ‘ des services rendus, le concours empressé et joyeux des bonnes volontés, le sentiment’ ‘ de coopérer à une œuvre commune qui est à la fois celle de tous et de chacun »’ 1350 . Deux conséquences peuvent d’ores et déjà en être déduites. Premièrement, la coopération importe avant tout pour C. Gide moins pour les institutions économiques qu’elle sous-tend, mais davantage pour les comportements individuels auxquels répond son développement. L’association coopérative est ce qui permet l’organisation volontaire et libre de la solidarité. Enfin, deuxièmement, il s’agit d’un désintéressement raisonné, c’est-à-dire d’une prise de conscience personnelle et subjective pour tout associé des devoirs sociaux qu’entraîne une organisation économique démocratique 1351 .

Nous revenons d’abord sur le projet économique de C. Gide, c’est-à-dire le développement progressif des associations coopératives de consommation, d’où la « République coopérative » doit émerger (1), avant d’aborder spécifiquement la solution morale, à savoir la diffusion de liens de solidarité, apportée à la question sociale (2).

Notes
1332.

« Versant laïque et appliquée du christianisme social » pour M. Pénin. E. de Boyve fonde en 1886 le journal L’Emancipation. Journal d’économie politique et sociale. Organe des associations ouvrières et coopératives dans lequel C. Gide publiera plus de 700 textes ; il en prendra la direction en 1919, M. Pénin [1999, p. 112 ; 1997, p. 47].

1333.

Cette première conférence publiée dans la bibliothèque de L’Emancipation en 1886 sera rééditée quatre fois (1894, 1900 (dans La coopération [1900]), 1906 et 1910). C. Gide parallèlement publie un recueil de textes de C. Fourier en 1890 qu’il réédite en 1932. Dans ses Cours au Collège de France sur la coopération, qu’il débute en décembre 1821, il traite en alternance de « Fourier, précurseur de la coopération » et « Le juste prix par la coopération ».

1334.

L’ouvrage La coopération publié en 1900 et réunissant ses conférences de propagande depuis 1886, sera réédité cinq fois. Dans la dernière édition, en 1929, La coopération devient Le coopératisme afin de bien le distinguer de l’individualisme et du collectivisme, voir M. Pénin [Op. cit., p. 111].

1335.

C. Gide [1900 (1886b), p. 9 ; p. 4]. Cette conférence donne lieu à une réaction critique de la part de P. Leroy-Beaulieu dans L’Economiste Français (octobre 1886) (voir 2nde partie, chap. 4).

1336.

Discours intitulé « De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique », effectué pour le quatrième congrès coopératif français et aussi pour le premier Congrès International des Sociétés coopératives de consommation pendant l’Exposition Universelle de 1889 à Paris, C. Gide [1900 (1889), p. 108]. Encore une fois, P. Leroy-Beaulieu par deux articles dans La Revue des Deux-Mondes (décembre 1894) réagit négativement à ce projet coopératif ; il amplifiera encore sa critique dans le Traité théorique et pratique d’économie politique (1896) (voir 2nde partie, chap. 4, § 1.2, § 1.3).

1337.

Après avoir été élu au Comité Central du mouvement coopératif (Union Coopérative) après le congrès de 1889, il édite à partir de 1892, L’Almanach de la Coopération Française, jusqu’en 1897 (qu’il reprendra ensuite en 1904). Parmi d’autres faits marquants, on notera entre autres qu’il donne un cours sur la coopération à l’Université de Lausanne en hiver 1897-1898, qu’il participe au développement des Universités populaires (octobre 1899), qu’il est chargé d’écrire le rapport sur l’Exposition d’Economie Sociale à l’occasion de l’Exposition Universelle de juillet 1900 à Paris, qu’il participe parallèlement à l’organisation du Xe congrès de l’Union Coopérative et du IVe congrès de l’Alliance Coopérative Internationale (ACI), voir pour un exposé complet et détaillé M. Pénin [Op. cit., pp. 41-134].

1338.

Il participe ainsi activement à la réunification du mouvement coopératif, divisé depuis 1900 entre l’Union Coopérative et la Bourse coopérative socialiste, en décembre 1912 au congrès à Tours au cours duquel est créée la Fédération Nationale des Sociétés coopératives de consommation. Il fonde ensuite en 1921 la Revue des Etudes Coopératives avec Bernard Lavergne (voir 2nde partie, chap. 1). Enfin, il tient la chaire au Collège de France sur la coopération crée en 1921 jusqu’en 1928, voir M. Pénin [Ibid., pp. 135-256].

1339.

Il prend connaissance notamment de l’expérience des Equitables Pionniers de la Rochdale en 1867 ; il fera en 1880 une conférence sur ce sujet et à la suite plusieurs articles sur C. Fourier, voir M. Pénin [1991b, pp. 306-309] et Y. Breton [2000b, pp. 45-46].

1340.

C. Gide [1905, p. 54].

1341.

Selon M. Pénin, cette évolution serait particulièrement marquée dans Les institutions du progrès social quatrième édition, revue et augmentée d’Economie sociale, parue en 1911 (et rééditée en 1920), voir sur ce point M. Pénin [Op. cit., pp. 101-102 ; 1999, p. 106].

1342.

M. Pénin souligne à ce titre : « l’idée que l’Etat peut être considéré comme la seule association à but absolument général (ce but devant être l’intérêt public) et qu’il est donc en droit de limiter la sphère d’action des autres associations et particuliers sera fréquemment reprise par Gide », M. Pénin [1997, p. 102].

1343.

C. Gide [1890, p. 151].

1344.

M. Pénin note à ce propos la présence forte dans la Revue d’Economie Politique d’auteurs internationaux, notamment allemands et autrichiens durant la période 1887-1914 témoignant « probablement de la fascination que représentait le modèle allemand de gestion de la question sociale pour un milieu qui portait un intérêt tout particulier à celui-ci », M. Pénin [1999, p. 106 ; pp. 95-109]. 

1345.

Voir M. Pénin [1997, pp. 50-51].

1346.

Le coopératisme et le socialisme français du XIXe siècle partent d’un objectif commun, à savoir « l’abolition du salariat », rappelle C. Gide en 1920, mais les associations de consommation auxquelles il rattache le coopératisme ne visent pas la disparition du salariat mais simplement à restituer « aux travailleurs en supprimant le profit et tous les prélèvements sur le produit du travail le produit intégral de [leur] travail », C. Gide [1920a, p. 86].

1347.

C. Gide [Ibid., p. 88].

1348.

Loi universelle tant du point de vue du monde naturel que du monde social, C. Gide [1900 (1888), p. 55].

1349.

Voir C. Gide [1920b, pp. 3-14].

1350.

C. Gide [1900 (1888), p. 59].

1351.

C. Gide [1900 (1893a), p. 154]. La démocratie sera atteinte dès lors que les moyens de production seront à la libre disposition des consommateurs et non comme dans l’organisation capitaliste la propriété d’une partie des producteurs, C. Gide [1900 (1889), p. 105].