a – La critique du système économique

Les deux références probablement les plus citées par C. Gide sont le socialisme associationniste surtout celui de C. Fourier et de R. Owen, et, les Equitables Pionniers de la Rochdale ; la première nous intéresse ici directement alors que la seconde nous sera utile dans la seconde partie relative aux associations coopératives de consommation. C’est en effet dans sa première conférence sur la coopération que C. Gide identifie explicitement les objectifs de C. Fourier aux siens propres. Il a été le premier à proposer « l’idée d’association coopérative » pour supprimer le rôle néfaste joué par les intermédiaires dans les échanges commerciaux 1357  ; sa critique a ainsi d’abord porté sur les excédents que s’approprient les marchands aux détriments de leurs clients et qu’il a ensuite prolongée au salariat. C. Gide reprend pour partie les condamnations de C. Fourier à l’encontre du système commercial, financier et industriel ; trois critiques à notre sens en ressortent dans ses premiers écrits. Mais si effectivement C. Gide remet en cause d’abord les profits issus de la propriété du capital, il impute aussi à la subordination du consommateur au producteur le défaut d’organisation de la société contemporaine ; nous ajouterons donc une quatrième critique.

La première critique, sociale, porte sur les conflits d’intérêts introduits par le système économique concurrentiel entre les classes propriétaires et non propriétaire de capitaux, c’est-à-dire entre le salarié et l’employeur, le client et le marchand, le débiteur et le créancier, etc. L’organisation sociale sépare le travailleur d’un côté, et le propriétaire et le capitaliste d’un autre côté leur enlevant ‘« jusqu’à la conscience même de la solidarité’ ‘ de leurs intérêts pour ne laisser entre eux que le sentiment’ ‘ d’un antagonisme d’intérêts’ ‘ »’ 1358 . Contrairement à ce que peuvent penser les économistes, aucun progrès moral n’est à attendre de la libre concurrence pour C. Gide, car celle-ci loin de développer le sentiment du devoir social tend à étendre démesurément l’intérêt individuel 1359 . Ajouté au fait que les inégalités sociales augmentent ‘« parce qu’aujourd’hui toute richesse nouvelle étant attribuée, à titre de dividende, au capital’ ‘ préexistant, la richesse fait boule de neige »’ 1360 .

Le système économique, deuxième critique, ne permet pas d’assurer l’équilibre de la production et de la consommation en ce sens que tout est organisé ‘« en vue du gain individuel et nullement en vue des besoins sociaux »’ 1361 . Les conflits d’intérêts prévalent ainsi autant entre producteurs et consommateurs qu’entre producteurs eux mêmes entraînant des crises de surproduction 1362 . Par ailleurs, le travail salarié n’assure pas les conditions d’une production maximale car l’absence d’intéressement sur le travail réalisé n’incite pas le travailleur à fournir sa meilleure productivité 1363 . Enfin, l’existence d’intermédiaires défavorise autant les producteurs, contraints par la concurrence qu’ils se livrent entre eux à fournir leurs produits à « trop bon marché », que les consommateurs, se voyant proposer des biens de qualité médiocre et à des prix de vente bien trop supérieurs au prix de revient 1364 .

Critique de justice sociale ensuite ; les non propriétaires de capitaux n’ont aucun pouvoir de décision économique. Le consommateur ne peut intervenir sur les choix de la production et doit se plier aux biens qu’on lui fournit alors que le travailleur-salarié « instrument » de la production dépend essentiellement du contrôle de son employeur 1365 . Les propriétaires des capitaux s’arrogent des droits contraires au respect de l’égalité sociale.

Aussi, si la critique du salariat sera toujours maintenue par C. Gide 1366 , le faible rôle attribué au consommateur dans le système économique contemporain le préoccupe davantage. Dès sa première conférence, il marque déjà sa préférence pour la coopération de consommation 1367  ; elle s’affirme avec encore plus de force dans les conférences suivantes 1368 . L’organisation économique concurrentielle favorise le producteur aux détriments du consommateur. Quatre points permettent à C. Gide d’en expliquer les causes. Premièrement, la production n’est réalisée sans aucune considération pour les besoins exprimés par les consommateurs ; aussi paradoxale que cela puisse paraître, le producteur crée aujourd’hui les besoins du consommateur. Deuxièmement, ce dernier agit encore souvent contre ses propres intérêts en recherchant les produits au plus bas prix possible accentuant la pression concurrentielle sur les producteurs. Or, troisièmement, une responsabilité sociale minimale incombe à tout consommateur qui demeure, pour C. Gide, encore trop peu développée. Enfin quatrièmement, l’Etat aujourd’hui ne tient compte que des intérêts du producteur. Ainsi, si le coopératisme vise à destituer les propriétaires de leurs moyens de production, cette transformation économique doit être opérée non en faveur de nouveaux producteurs qui ne feront que reproduire l’antagonisme des intérêts présent mais au profit des consommateurs ; l’économie coopérative ne recherche pas l’accumulation du capital mais la satisfaction des besoins des consommateurs.

Notes
1357.

C. Gide [1900 (1886a), p. 284].

1358.

C. Gide [1900 (1893a), p. 163].

1359.

C. Gide [1900 (1899), pp. 234-240].

1360.

C. Gide [1900 (1894), p. 199].

1361.

C. Gide [1900 (1889), p. 84].

1362.

L’économie concurrentielle développe « une puissance de production énorme, mais qui n’étant pas mise à sa véritable place, c’est-à-dire au service exclusif de la consommation, ne travaille que d’une façon désordonnée et dans laquelle, par une terrible contradiction, la puissance même de production finit par aboutir à l’arrêt de toute production », C. Gide [Ibid., p. 89].

1363.

C. Gide tient cette critique de C. Fourier, C. Gide [1900 (1886a), p. 346 ; 2000 (1931), p. 472].

1364.

C. Gide [1900 (1894), p. 192]. Voir aussi C. Gide [1900, p. 265]. Paradoxalement, la situation économique des marchands n’en est pas pour autant améliorée car ils « sont si nombreux et se font une telle concurrence les uns aux autres qu’il ne leur reste aucun profit », C. Gide [1900 (1886a), p. 286].

1365.

« S’il est vrai de dire, en effet, que les ouvriers travaillent pour le compte des patrons, il n’est pas également vrai de dire que les patrons travaillent pour le compte de leurs ouvriers ! », C. Gide [1900 (1886b), pp. 6-7]. Dans la sixième édition de 1898 des Principes d’Economie Politique, le salariat est aussi ce qui « fait de l’homme un instrument d’enrichissement pour un autre homme », C. Gide [2000 (1931), p. 472].

1366.

C. Gide, comme nous le verrons ensuite, propose l’« abolition du salariat » ce qui suscitera la critique de P. Leroy-Beaulieu. Il répondra en distinguant le salariat comme mode de rémunération du travail, auquel le coopératisme ne s’oppose pas, et le salariat comme moyen de subordination du travail au capital, ce qu’il ne peut que condamner. Ainsi, l’organisation des associations de consommation rend nécessaire un mode de rémunération du travail proche du salariat, mais elle restitue aux travailleurs « en éliminant le profit et tous les prélèvements sur le produit du travail, hormis ceux qui répondent à un service justifié […] le produit intégral de [leur] travail », C. Gide [1920a, p. 86]. Voir le paragraphe 1.2 suivant.

1367.

C. Gide [1900 (1886a)].

1368.

Deux textes paraissent particulièrement importants sur ce point : « De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique » et « Le règne du consommateur ». Ainsi, il souligne : « les instruments de production doivent appartenir non pas tant à ceux qui sont appelés à les manier qu’à ceux qui sont appelés à en profiter, car c’est pour ceux-ci, en somme, qu’ils ont été faits », C. Gide [1900 (1889), p. 104 ; 1900 (1898)].