b – L’émancipation des classes «  exploité [e] s  » 1369

L’alternative proposée par C. Gide consiste donc dans le développement d’associations coopératives de consommation auxquelles doivent être subordonnées les activités productives. Avant de rechercher les conditions d’une production maximale, il s’agit avant tout de redonner la « souveraineté » au consommateur, souveraineté à la fois politique et morale. Car s’il est bien question d’augmenter le pouvoir économique du consommateur, il importe aussi que celui-ci s’exerce de manière responsable et permette l’émergence d’une nouvelle solidarité entre les membres de la société 1370 . Au total, l’économie coopérative vise trois objectifs majeurs.

Le premier, politique, consiste à faire « passer la possession des instruments de production, et avec elle la suprématie économique, des mains des producteurs qui les détiennent aujourd’hui entre les mains des consommateurs » 1371 . La propriété n’est ainsi pas remise en cause mais simplement étendue aux travailleurs ; les sociétés par actions capitalistes limitent considérablement l’accès à la propriété du capital alors que les associations coopératives permettent la généralisation « des petits propriétaires et des petits capitalistes associés » 1372 . Mais si C. Gide entend bien transformer le salariat, ce n’est que dans l’intérêt du consommateur représentant de l’intérêt général. Les associations de production ouvrent certes, la propriété aux travailleurs mais poursuivant leurs seuls intérêts particuliers, elles entrent rapidement en conflit avec les consommateurs 1373 . Par ailleurs, la coopération ne recherche pas, comme pourrait le laisser croire la priorité donnée à la consommation, une nouvelle répartition de la richesse mais bien un changement de l’organisation productive par la modification de la propriété des moyens de production ; les rapports entre travail et capital sont ainsi inversés dans la mesure où le capital, « réduit au rôle de simple salarié », reprend sa véritable fonction d’« instrument de production » pour servir les besoins des consommateurs 1374 . Pour autant, les profits avant l’institution définitive de la « République coopérative » ne sont pas supprimés mais redistribués aux associés en proportion des achats effectués. Mais si le profit est maintenu, et en outre, permet aux associés de percevoir un surcroît de revenu, est-ce que l’économie coopérative ne va pas en définitive reproduire des mécanismes identiques à l’organisation capitaliste ? Non répond C. Gide car la poursuite du profit, souvent contraire à l’intérêt général, ne répondra pas aux besoins des consommateurs qui restent dans l’économie coopérative les seuls commanditaires de la production 1375 . Enfin, la coopération permet de confondre les fonctions sociales, auparavant séparées dans l’économie capitaliste, de l’employeur et du salarié, de l’emprunteur et du prêteur, du producteur et du consommateur, mettant fin à tous conflits d’intérêts 1376 .

Pour autant, bien que supposé représenté l’intérêt général, le comportement du consommateur doit répondre d’un sens moral développé. Nous passons ainsi au second objectif du coopératisme. Conscience du devoir social et acquisition d’une responsabilité sociale constituent en effet deux conséquences attendues de la pratique associative. Il s’agit pour C. Gide‘« d’émanciper le peuple par l’éducation »’ 1377 . Education économique en tout premier lieu car la gestion de l’organisation économique nécessite certaines connaissances spécifiques 1378  ; éducation morale ensuite consistant à subordonner volontairement son intérêt individuel à la solidarité sociale, et aussi, à la pratique de « l’honneur commercial » définit comme « la ponctualité à tenir ses promesses » 1379  ; Education intellectuelle enfin indispensable à l’émancipation complète du « peuple ». L’association libre permet le développement d’une « solidarité consciente et librement acceptée » reposant sur la mutualité des services mais n’excluant pas aussi le sacrifice individuel 1380 . Mais cette conscience du devoir social procède aussi d’un sens de la responsabilité sociale du consommateur le conduisant à s’informer des productions réalisées, du respect de l’équité des conditions de vente des produits et à rechercher les consommations les plus utiles à la collectivité. La satisfaction des besoins n’est pas qu’individuelle mais suppose l’approbation sociale préalable des consommateurs-associés 1381  ; devoirs sociaux à la différence des doctrines socialistes, pour C. Gide, que les coopérateurs se prêtent volontairement 1382 .

Enfin, le but évidemment premier du coopératisme vise à l’amélioration du bien-être des classes sociales aujourd’hui les plus défavorisées. Amélioration obtenue grâce à la production de produits d’une meilleure qualité 1383  ; à la baisse des coûts que l’existence d’intermédiaires entre le consommateur et le fabricant rendait nécessaire dans l’organisation capitaliste 1384 ; à l’épargne que les associés accumulent par leur titre de propriété sur le fonds social de l’association ; et enfin à la constitution d’une nouvelle propriété collective entre les coopératives de consommation 1385 . Si l’action de la coopérative doit d’abord bénéficier aux classes défavorisées, toutes les classes sociales à terme profiteront de l’amélioration de la qualité et de la baisse du prix des produits et de la prise en compte des besoins réels de la consommation, car les coopératives de consommation constituent des « écoles de paix sociale » où les personnes « de toutes les classes de la société » s’entremêlent 1386 .

L’organisation coopérative consiste donc, pour C. Gide, à développer une économie des consommateurs dans laquelle la production obéit aux besoins exprimés. Aucun conflit d’intérêts ne survient dans la mesure où dans la « coopération élargie », les consommateurs se confondent avec les producteurs. Aussi, la prévalence donnée à la satisfaction des besoins ne doit pas occulter le but politique du coopératisme. L’association libre répond en effet d’un désir d’émancipation des travailleurs de subvenir par leurs propres moyens personnels à leurs besoins en réunissant les capitaux et les compétences nécessaires à une production collective. Le rôle du capital, dominant dans l’économie capitaliste, n’est pas remis en cause mais les différents prélèvements sur le travail que le propriétaire du capital s’approprient sont redistribués dans l’économie coopérative aux producteurs, c’est-à-dire que l’intégralité du produit de leur travail leur est restituée. C’est en ce sens que C. Gide entend transformer le salariat non pas en tant que mode de rémunération du travail, mais comme moyen de subordination à la disposition des propriétaires des capitaux leur servant à prélever un profit sur le travail des salariés. Une fois la « République coopérative » en place, le profit disparaît 1387 , le travail n’est plus employé qu’à la satisfaction des besoins des consommateurs. Mais n’y a-t-il en définitive une contradiction en ce que même avec la suppression du profit, le travailleur reste dépendant des choix du consommateur et que l’économie coopérative recherchant elle aussi à rationaliser sa production, l’émancipation du salarié est purement illusoire ? Deux réponses peuvent être proposées. Premièrement, la « République coopérative » suppose que les consommateurs sont leurs propres producteurs ; le travail qu’ils fournissent ne fait donc que pourvoir aux demandes dont ils ont eux-mêmes exprimé le besoin. De plus, l’expérience de la coopération est censée leur inculquer un sens de la responsabilité sociale suffisamment développée pour considérer aux côtés de leur intérêt et besoin propres, les intérêts et besoins d’autrui ; l’économie coopérative permet donc une régulation sociale des besoins individuels. Quelles normes sociales dès lors les associations de consommation poursuivent-elles ? Recherchent-elles à tout prix la maximisation de l’utilité de la consommation ? Ou bien adoptent-elles une voie médiane en pondérant les besoins des consommateurs compte tenu du travail qu’ils requièrent en contrepartie ? Autrement dit, l’économie coopérative n’a-t-elle vocation qu’à subvenir à la satisfaction de la consommation sans tenir compte des efforts productifs qu’elle impose ? C. Gide n’apporte aucune réponse explicite sur ce point 1388 . Enfin, deuxièmement, le coopératisme suppose le développement d’une solidarité volontaire, plus proche d’ailleurs par certains moments d’une morale du sacrifice plutôt que d’une morale de la solidarité ; C. Gide déclare à ce titre : « les sélectionnés de la coopération ce sont les plus aptes à servir autrui » 1389 . Le primat du consommateur sur le producteur trouve dès lors une légitimité complète.

Notes
1369.

C. Gide [2000 (1931), p. 374].

1370.

C. Gide [1900 (1898), p. 221].

1371.

C. Gide [1900 (1889), p. 105].

1372.

C. Gide [1900 (1894), p. 199].

1373.

C. Gide [1900 (1889), pp. 101-104].

1374.

C. Gide [Ibid., p. 99].

1375.

C. Gide [1900 (1894), p. 204].

1376.

« Chacun se trouvant à la fois travailleur, propriétaire et capitaliste , chacun se trouvera ainsi directement intéressé au maintien de l’ordre et de la tranquillité », C. Gide [1900 (1886a), p. 309].

1377.

C. Gide [1900 (1894), p. 196].

1378.

Connaissances dans le « maniement du capital , le rôle de l’argent, la puissance et les dangers du crédit […] la pratique des affaires et la connaissance des hommes », mais aussi pour « fonder des entreprises, les faire vivre, chercher des débouchés, prévoir l’avenir, trouver des hommes capables et, les ayant trouvés, leur obéir, apprécier la puissance de la richesse acquise, apprendre l’ordre et l’économie, boucler un budget », C. Gide [Ibid., p. 196].

1379.

C. Gide [Ibid., p. 197].

1380.

La coopération, c’est le principe « chacun pour tous, tous pour chacun » (C. Gide [1900 (1899), p. 248]) ; il s’agit dans cette perspective d’un principe réciprocitaire proche de l’idée d’« intérêt bien entendu ». Mais l’association libre répond aussi de comportements purement désintéressés en ce que les « faibles [bénéficient] de l’énergie des forts », C. Gide [1900 (1893a), pp. 162-164].

1381.

Il doit ainsi « s’informer […] des conditions dans lesquelles [la marchandise] a été produite […] s’assurer si elle est vendue par le marchand et payée par lui acheteur au juste prix […] se demander quel usage il compte en faire […] chercher si l’emploi qu’il en fera pour lui-même pourra bénéficier à la communauté » C. Gide [1900 (1898), p. 216].

1382.

C. Gide [1900 (1893a), p. 160].

1383.

C. Gide n’entend pas immédiatement profiter des économies sur les coûts intermédiaires et vendre les produits à leur prix de revient, c’est-à-dire à leur « juste prix », mais préfère porter les bénéfices obtenus au fonds social de l’association afin d’inciter les associés à l’épargne et favoriser l’extension des sociétés coopératives ; le « juste prix » se réalisera une fois la « République coopérative » en place.  

1384.

C. Gide croit que les marchands sont nécessairement appelés à disparaître dans l’économie coopérative dépassés par « un mécanisme plus perfectionné », C. Gide [1900, p. 276].

1385.

Les anciennes propriétés collectives (biens communaux, etc.), en constante diminution depuis la Révolution française, pourraient être reformées dans l’économie coopérative mais comme « fonds d’éducation, fonds d’assistance et fonds de production » conservées pour les générations futures créant ainsi une nouvelle « mainmorte laïque », C. Gide [1900 (1894), p. 201].

1386.

C. Gide [1900 (1886b), p. 43]. Voir aussi C. Gide [1904a, pp. 134-158]

1387.

Hormis les rémunérations normales de l’entrepreneur et du capital.

1388.

Voir P. Devillers [1997, pp. 3-5].

1389.

C. Gide [1900 (1899), p. 250] (voir aussi la partie 2 suivante).