a – Les principes d’organisation de la coopérative de consommation

C. Gide n’est pas complètement hostile aux associations de production en ce sens qu’elles peuvent permettre l’émancipation économique des ouvriers, mais il demeure convaincu qu’elles risquent davantage de privilégier leurs propres intérêts et non concourir à l’intérêt général contrairement aux associations de consommation. Les Principes d’Economie Politique décrivent trois problèmes majeurs des sociétés coopératives de production 1390 . Le premier est le défaut de capital du fait des faibles salaires ouvriers 1391 . Le second tient au manque d’éducation économique des classes ouvrières qui à la fois ont du mal à sélectionner parmi elles des personnes compétentes au travail de direction de l’association, et, ne savent pas toujours reconnaître‘ « la supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel et son droit à une rémunération proportionnelle à l’importance du service rendu »’ 1392 . Enfin, troisième problème, le plus important, les expériences coopératives en matière de production n’ont presque jamais atteint leur but politique, à savoir la transformation du salariat, et ont, au contraire, reproduit en leur sein l’organisation des sociétés par actions capitalistes 1393 . Les coopératives de production favorisent l’intérêt de leurs associés nécessairement antagonique de l’intérêt du consommateur, représentant pour C. Gide de l’intérêt général. C’est pourquoi l’« abolition du salariat » ne reste possible que si la propriété des moyens de production n’est pas donnée aux seuls producteurs mais aussi et surtout aux consommateurs, ‘« à ceux qui sont appelés à en profiter, car c’est pour ceux-ci, en somme, qu’ils ont été faits »’ 1394 . Par conséquent le développement des associations de consommation doit forcément précéder la constitution des coopératives de production qui leur seront rattachées 1395 .

Les sociétés coopératives de consommation recherchent à ‘« se procurer les denrées en gros et [à] les distribuer en détail entre leurs membres, en les faisant bénéficier des profits qui seraient restés sans cela entre les mains des marchands »’ 1396 . Elles doivent répondre à trois règles d’organisation internes 1397 . Premièrement, elles vendent leurs produits non à leur prix de revient mais à leur prix de détail, c’est-à-dire au prix courant pratiqué par le commerce. Cette règle évite de susciter l’hostilité des commerçants n’accusant pas les associations de consommation de « concurrence déloyale ». Elle permet de plus d’envisager la vente à des personnes étrangères à l’association. Elle assure la constitution d’une épargne pour tous les associés en reportant les bénéfices obtenus au fonds social de la société coopérative ; l’épargne est ainsi corrélée positivement aux achats réalisés auprès de l’association sans qu’elle n’implique le moindre sacrifice individuel. Enfin, les excédents recueillis s’ajoutant au fonds social donnent aux coopératives les moyens d’étendre leur champ d’action par de nouveaux investissements 1398 . Deuxième règle, les bénéfices accumulés par la vente au prix de détail sont distribués aux associés en fin d’exercice de l’association en proportion des achats effectués. Plus les dépenses de consommation sont importantes, plus le dividende obtenu augmente 1399 . C. Gide escompte par ailleurs que les bénéfices redistribués soient en partie consacrés par les associés à l’accroissement du capital des sociétés coopératives, c’est-à-dire en « dépenses d’intérêt collectif propres à resserrer les liens de l’association entre les divers membres » 1400 . La constitution des premières associations coopératives suppose en effet une solidarité nécessaire opposée à tout individualisme car si les associés continuent à considérer l’association libre comme un moyen de gain matériel, souligne C. Gide, l’échec de la « République coopérative » est assuré 1401 .

Enfin, troisième règle, chaque associé dispose d’une seule voix quel que soit le nombre d’actions détenues dans la société coopérative. Elle garantit l’indépendance du travail sur le capital dans la mesure où la propriété n’est plus proportionnée au montant du capital investi dans le fonds social mais est égale pour chaque actionnaire 1402 . Nous ajouterons ici une quatrième règle facultative mais souvent citée dans les premières conférences de C. Gide : la vente s’effectue au comptant. Il condamne en effet pour des raisons morales l’idée de crédit ; la dette n’est qu’un instrument de « servitude » à laquelle il contraste l’indépendance et la liberté individuelles de l’achat au comptant 1403 .

La coopérative de consommation constitue l’élément de base de la « République coopérative ». Si C. Gide croit réellement dans la supériorité intrinsèque du principe coopératif sur l’organisation économique capitaliste, il compte aussi sur l’engagement et la participation volontaires de chacun pour le développer 1404 . L’extension en effet de l’association de consommation dépend avant tout des sacrifices auxquels ses membres voudront bien se prêter. Ainsi, il peut se montrer très critique à l’égard des expériences coopératives françaises leur reprochant leur manque de solidarité et l’esprit individualiste de ses membres : ‘« si, dans les débuts surtout, les associés’ ‘ ne sentent pas la nécessité de sacrifier, dans une certaine mesure, leurs intérêts individuels’ ‘ à l’intérêt collectif, jamais l’association’ ‘ ne pourra se développer »’ 1405 . Sur ce point, l’emploi des bénéfices réalisés paraît primordial : soit les associés montrent suffisamment de désintéressement en distribuant une partie conséquente de leurs excédents à des fins collectives, et, l’expansion du coopératisme peut alors devenir une entreprise crédible ; soit à l’inverse les associés se réservent la plupart des bénéfices à un usage individuel et l’expansion coopérative restera vaine 1406 . Néanmoins, plusieurs effets immédiats et à moyen terme de la pratique coopérative peuvent aussi favoriser la constitution de la « République coopérative ».

Notes
1390.

C. Gide [2000 (1931), p. 438].

1391.

C. Gide [1900 (1886b), p. 9].

1392.

C. Gide [Ibid., p. 40].

1393.

Une élite ouvrière accède le plus souvent aux fonctions patronales qui maintiennent l’organisation salariale de la production, C. Gide [1900 (1889), p. 101]. Si, comme le note Y. Breton, ce défaut n’apparaît que dans la huitième édition en 1903 des Principes d’Economie Politique, C. Gide en avait déjà fait mention dans ses conférences de propagande dès 1889. Il faudrait aussi ajouter un quatrième problème, le manque de clientèle des coopératives de production du fait de prix de vente trop élevés, mais C. Gide ne l’introduit dans ses Principes qu’en 1905 et ne semble pas l’avoir développé dans ses écrits précédents sur la coopération.

1394.

C. Gide [Ibid., p. 104].

1395.

Voir le paragraphe 1.3 suivant

1396.

C. Gide [1900 (1886a), p. 288]. Ainsi, il y a association de consommation « toutes les fois que plusieurs personnes s’entendent pour pourvoir en commun à leurs besoins individuels », C. Gide [1904a, p. 1].

1397.

Il faut attendre la publication de l’ouvrage Les sociétés coopératives de consommation (1904) pour disposer d’un exposé complet et détaillé de la société coopérative de consommation type pour C. Gide. Néanmoins, nous en retrouvons les différents points dans les conférences de propagande. On notera par ailleurs la référence explicite aux Equitables Pionniers de la Rochdale (21 décembre 1844).

1398.

Investissements qui peuvent porter sur la recherche de nouveaux fournisseurs, sur des achats en gros plus importants, etc., C. Gide [1900 (1886b), p. 9 ; 1900 (1888), pp. 47-50].

1399.

Le capital placé dans le fonds social est aussi rémunéré mais en fonction du taux d’intérêt courant non suivant les résultats obtenus par l’association coopérative, C. Gide [1904a, pp. 39-40 ; 2000 (1931), pp. 494-497].

1400.

C. Gide [1900 (1886b), p. 30].

1401.

« Quand donc on voit cet esprit de spéculation et cette avidité de gain, que les sociétés coopératives ont précisément pour but d’extirper […] vous pouvez dire que la coopération a manqué son but », C. Gide [1900 (1893c), p. 181].

1402.

« Dans le régime coopératif […] c’est le travailleur ou le consommateur qui, étant propriétaire, touchera les bénéfices, c’est le capital qui sera réduit au rôle de simple salarié ! », C. Gide [1900 (1889), p. 99].

1403.

La société coopérative fait « prendre [aux ouvriers] cette salutaire et virile habitude de ne rien acheter sans avoir de quoi payer », C. Gide [1900 (1894), p. 190]. Dans les Principes d’Economie Politique, C. Gide énumère six règles d’organisation dont trois de bases, celles que nous venons d’énoncer, et trois facultatives, incluant la vente au public, la vente au comptant et la distribution des bénéfices à des œuvres de solidarité sociale (C. Gide [2000 (1931), pp. 494-497]). On retrouve ainsi dans notre présentation les deux règles facultatives de la vente au public et de la distribution des bénéfices à des œuvres de solidarité sociale intégrées respectivement aux règles de bases de la vente au détail et de la répartition des bénéfices en proportion des achats effectués.

1404.

« L’association coopérative doit être considérée comme un mode d’organisation industrielle supérieure au régime économique actuel et destiné à le remplacer dans un avenir plus ou moins éloigné, mais qu’il dépend de nous de rapprocher », C. Gide [1900 (1888), p. 51].

1405.

C. Gide [1900 (1886b), p. 30]. Il écrit dans un autre texte : « on est tenté de se demander quelquefois si la race française est susceptible de comprendre et de s’adapter à toute autre forme d’association que celle qui s’appelle l’Etat », C. Gide [1900 (1893b), p. 128].

1406.

Dans Les sociétés coopératives de consommation, C. Gide se montre encore assez pessimiste : « Il va sans dire d’ailleurs qu’il n’y aura jamais qu’une part et généralement la moindre part des bonis, plus ou moins considérable selon le désintéressement des sociétés [coopératives de consommation], qui sera consacrée à ces emplois », C. Gide [1904a, p. 152].