1.3) Le développement progressif de la « République coopérative »

Une fois atteinte une dimension économique estimée suffisante, les sociétés coopératives de consommation peuvent décider afin de réduire leur prix de revient d’étendre leurs activités à la production, soit en organisant elles-mêmes le travail nécessaire, soit en commanditant des associations de production restant sous leur dépendance directe. Pour cela, les coopératives de consommation ont besoin de se fédérer ce que C. Gide souligne dès ses premières conférences de propagande et qu’il nomme plus tard le « coopératisme fédéraliste » 1422 . « Le règne du consommateur » suppose en effet que les producteurs ne répondent qu’aux besoins des consommateurs ; or, le procédé le plus efficace reste encore que le consommateur devienne lui-même son propre producteur, c’est-à-dire qu’ils se vendent « à eux-mêmes » 1423 .

C. Gide expose pour la première fois son projet de développement de la « République coopérative » au cours du quatrième congrès du mouvement coopératif français en 1889 1424 . Il suit trois étapes. La première consiste à fédérer les associations de consommation impliquant qu’une grande partie des bénéfices réalisés par chacune soit investie dans l’établissement de nouveaux « Magasins de Gros » et dans l’achat de produits. Il faut donc que les premiers coopérateurs fassent preuve de suffisamment de désintéressement, qu’ils aient « conscience de leur responsabilité », et non qu’ils profitent des bénéfices immédiats que la coopération leur apporte 1425 . L’inégalité des capacités individuelles constitue une donnée avec laquelle il faut composer pour C. Gide 1426  ; la coopération permet ainsi aux personnes « les plus aptes à servir autrui » de réaliser les fins auxquelles elles aspirent 1427 . C’est pourquoi, le principe même du coopératisme s’oppose à l’individualisme ; si les associations coopératives ont été créées, elles ne l’ont pas été pour répondre à des visées égoïstes, mais afin de constituer le milieu social propice au développement d’actions désintéressées 1428 . La seconde étape suppose toujours un niveau d’investissements importants, alimentés pas les bénéfices des sociétés coopératives, mais vise la réalisation directe de la production nécessaire aux besoins des associés-consommateurs. Les prélèvements sur les excédents des coopératives servent souvent à la constitution d’institutions de prévoyance, d’assurance collective ou encore d’instruction. Or, si C. Gide réserve ici sa critique, ces pratiques restent quand même pour lui motivées par des fins intéressées, non solidaires et ne contribuent nullement au développement coopératif. Une fois encore, rappelle-t-il, le principe de la coopération ne peut se révéler que dans le but social qu’elle sert. Dans cette perspective, les associations de consommation, unies en fédération, doivent investir la production afin de mettre fin à toute dépendance vis-à-vis des producteurs pour leurs besoins de consommation 1429 . La troisième étape, enfin, conduit les coopératives à l’acquisition des terres se fournissant et produisant ainsi par elles-mêmes tous leurs biens de consommation. Les relations directes établies entre les consommateurs et les producteurs donnent naissance à la « République coopérative ». Donc, trois étapes successives ponctuent son développement : dans une première où les associations coopératives effectuent ‘« la conquête de l’industrie’ ‘ commerciale, dans une seconde, celle de l’industrie manufacturière, dans une troisième, enfin, celle de l’industrie agricole »’ 1430 .

Les moyens de production devenant la propriété des consommateurs, la « République coopérative » rend effective la démocratie économique, obtenue insiste C. Gide non par la contrainte étatique, mais par le concours de ‘« libres initiatives individuelles s’exerçant par la voie d’associations contractuelles et agissant sur le marché conformément au droit commun […] et mettant en pratique, dans leur constitution intérieure, le droit social nouveau et se multipliant par la contagion de l’exemple »’ 1431 . La production n’étant entreprise qu’en fonction des besoins réels des consommateurs, l’économie coopérative met fin aux crises de surproduction ; les intermédiaires n’existant plus, les activités productives ne dépendent plus que des demandes de consommation et assurent la formation du « juste prix », c’est-à-dire le prix qui permet le paiement de tous les coûts de production, en l’occurrence le travail 1432 .

Outre les progrès moraux, la « République coopérative » parce qu’elle se fonde sur les fins de la consommation, « le plus universel de tous les faits économiques » 1433 , unit tous les intérêts des coopérateurs en un intérêt commun et partagé, garant de l’harmonie sociale 1434 . Il n’empêche que même si la solidarité volontaire est inhérente à l’économie coopérative, celle-ci conserve une finalité productiviste. Il s’agit en effet pour chaque consommateur de « se procurer la plus grande abondance de biens avec le moins de frais possibles » 1435 . On retrouve sur ce point une ambiguïté, déjà signalée plus haut, du coopératisme de C. Gide : la subordination du consommateur au producteur ne va-t-elle pas conduire à une remise en cause de l’indépendance supposée du travailleur-associé, reproduisant la dépendance salariale employeur-employé ? C. Gide condamne non la forme contractuelle du salariat mais la perte de liberté et de responsabilité individuelles qu’induit cet échange économique. Or, si la consommation prévaut sur la production, comment prémunir le producteur des commandes excessives du consommateur ? La responsabilité sociale de ce dernier suffira-t-elle ? La solidarité du producteur pourra effectivement éviter que les demandes de consommation démesurées se transforment en contraintes mais n’écartera pas la privation d’autonomie du travailleur-associé, c’est-à-dire du consommateur lui-même.

Si L’Economiste Français, journal de P. Leroy-Beaulieu, ne voit dans le coopératisme qu’« utopie », et même ‘« un recul vers les sociétés primitives et peu productives, et un amoindrissement des libertés civiles »’ 1436 , C. Gide croit réellement dans la transformation prochaine de l’organisation économique, non seulement parce que la « République coopérative » répond à un critère de justice sociale supérieur à celui de l’économie capitaliste, mais aussi car elle lui est supérieure économiquement. La coopération n’est pas une « théorie de cabinet » 1437  ; il en veut pour preuve l’expérience des Equitables Pionniers de la Rochdale qui en débutant comme simple association de consommation, organisent aujourd’hui une partie de la production, sont devenus propriétaires de certaines terres afin de s’approvisionner directement en produits agricoles, et, assurent même des actions éducatives 1438 . Pour autant, bien que la réussite de l’expérience anglaise en ait montré la voie, le développement coopératif, surtout dans la société française caractérisée par une « faible capacité associative », dépendra en premier lieu de l’engagement solidaire auquel voudront bien se prêter les futurs coopérateurs 1439 .

Notes
1422.

« Pour devenir une puissance dans l’Etat , les Sociétés coopératives n’ont besoin que de compléter leur organisation et de prendre conscience de leur force », C. Gide [1900 (1886b), p. 17 ; 1904a, pp. 160-174].

1423.

C. Gide [1900 (1898), p. 221 ; 1900 (1899), p. 243].

1424.

Dans le discours d’ouverture intitulé « De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique ». Ce congrès est aussi le premier congrès international du mouvement coopératif tenu à l’occasion de l’Exposition Universelle à Paris (C. Gide [1900 (1889)]). P. Leroy-Beaulieu critiquera encore une fois le projet de « palingénésie » sociale de C. Gide une première fois dans La Revue des Deux-Mondes en 1894 et une seconde en 1996 dans son Traité théorique et pratique d’économie politique. L. Walras exprime pour sa part, dans la correspondance qu’il tient avec C. Gide, les doutes que lui inspire le coopératisme ; il n’en partage pas les objectifs à la fois parce qu’il s’oppose au développement de la division du travail et au principe de « l’initiative par la responsabilité individuelle ». Il critique la tendance centralisatrice du programme coopératif qui conduirait, selon lui, « à mettre toute la production économique, agricole, industrielle, commerciale, entre les mains des Conseils d’administration élus par les consommateurs -capitalistes […]. L’administration par conseils laisse bien à désirer même dans les entreprises spéciales. Que serait-ce dans des entreprises universelles ? » (Lettre à C. Gide datée du 13 novembre 1889), W. Jaffe, [1965, pp. 372-373].

1425.

C. Gide [1900 (1898), p. 223].

1426.

La solidarité « implique la diversité et l’inégalité des parties […] et plus […] les individus seront différenciés, plus leur coopération sera active », C. Gide [1900 (1893a), p. 160].

1427.

C. Gide [1900 (1899), p. 250].

1428.

On peut effectuer ici le parallèle avec le socialisme associationniste mais en conservant néanmoins une certaine distance critique dans la mesure où C. Gide accorde à l’initiative individuelle une fonction plus importante à notre sens que les auteurs « associationnistes » étudiés auparavant.

1429.

C. Gide [1900 (1889), pp. 105-106].

1430.

C. Gide [Ibid., p. 92].

1431.

C. Gide [Ibid., p. 100 ; p. 107].

1432.

Le « juste prix » est ce qui « permet au travailleur de vivre de son travail », C. Gide [1900 (1894), p. 201].

1433.

« Car tout homme consomme », C. Gide [1902, p. 229].

1434.

La coopération assure « l’identité […] entre les intérêts particuliers et l’intérêt général », C. Gide [1900 (1889), p. 96].

1435.

C. Gide [Ibid., p. 96].

1436.

L’Economiste Français [1886, p. 412].

1437.

Et il ajoute : « elle est sortie de la pratique de la vie et des besoins de la classe ouvrière », C. Gide [1900 (1886b), p. 17].

1438.

C. Gide [1904a, pp. 5-13].

1439.

C. Gide [1900 (1893b), p. 127].