a – Solidarité naturelle et individualisme

Les économistes, selon C. Gide, ont été les premiers à démontrer l’existence de la solidarité. La « main invisible » d’A. Smith en fournit une illustration remarquable. Mais l’erreur de l’économie politique aura été de suivre l’hypothèse d’une solidarité naturelle selon laquelle la recherche de l’intérêt individuel suffisait à atteindre la coopération sociale sans que celle-ci ne requiert d’actions volontaires et conscientes 1445 . La doctrine sociale des économistes reste donc un individualisme autant par ses présupposés, partagés par C. Gide, que par ses conséquences, sur lesquelles par contre le coopératisme ne peut être qu’en désaccord. Le respect des libertés individuelles constitue bien une condition a priori du projet coopératif de C. Gide, mais les coopérateurs doivent aussi prendre progressivement conscience que l’émancipation économique de chacun nécessite une aide mutuelle croissante. Ils peuvent par conséquent être amenés à agir à l’encontre de leur intérêt individuel mais avec la contrepartie d’une amélioration économique collective, et partant, individuelle 1446 . L’idée de solidarité au sein de l’économie politique couvre en fait trois différentes perspectives. Celle afférente à la division du travail d’abord ; elle permet en effet de développer entre les membres d’une collectivité une dépendance mutuelle par l’interdépendance des besoins. De par la division fonctionnelle des activités de production, chacun a nécessairement besoin de l’autre pour subvenir à ses propres besoins. Mais, pour C. Gide, parce qu’elle institue une « dépendance réciproque », cette solidarité façonne un ‘« être incomplet et par suite dans l’impossibilité de se suffire à lui-même »’ 1447 . Enfin, elle est amorale dans la mesure où elle procède d’un phénomène « naturel, spontané et inconscient » contraire à l’idée même de justice sociale. L’échange, ensuite, développe une solidarité qui présente l’avantage d’être volontaire et profitable aux deux contractants 1448 . Mais, premièrement, elle repose sur le principe de la justice commutative et ne peut en conséquence s’identifier au « don réciproque » car la propriété du don « même réciproque, c’est d’être désintéressé » ; la solidarité implique, pour C. Gide, un engagement volontaire excluant par définition la poursuite de l’intérêt individuel. S’il y a réciprocité, elle ne peut donc être anticipée a priori. Deuxièmement, l’échange économique sous-tend un antagonisme d’intérêts des parties contractantes dont le salariat constitue une figure topique. Enfin, troisièmement, il ne concerne que « ceux qui ont quelque chose à échanger ». Donc, pour ces trois dernières raisons, la solidarité par l’échange est rejetée par C. Gide. La concurrence, troisième et dernière perspective, relève pour certains économistes de la solidarité dans la mesure où la pression qu’elle exerce sur les producteurs est profitable aux consommateurs et donc favorable à l’intérêt général. Mais cette solidarité ne peut être justifiée « ni en morale, ni en fait » ; les monopoles, la mauvaise qualité des produits, l’absence d’amélioration sociale des salariés, etc. constituent autant de contre-argument au supposé bienfait de la concurrence 1449 .

Finalement, C. Gide récuse les trois types de solidarité développés par l’économie politique. La solidarité naturelle, la plus courante, ne répond d’aucun acte volontaire et n’est pas recherchée pour elle-même ; elle n’est que le résultat d’actions inintentionnelles ôtant toute considération morale aux fins recherchées. Pire même, en légitimant le principe de l’intérêt individuel, les économistes ont sapé les fondements de la solidarité.

Notes
1445.

C. Gide [1902, p. 232].

1446.

C. Gide [1900 (1899), p. 248].

1447.

C. Gide [1902, pp. 210-211].

1448.

Bien que comme le note C. Gide, elle ne soit que le produit de la division du travail.

1449.

C. Gide [Ibid., pp. 215-222].