a – L’association coopérative : un milieu adapté à « l’éducation solidariste » 1458

L’objectif étant la réalisation d’une solidarité volontaire et libre, quelle forme associative développer ? Quelle est la structure coopérative qui a priori facilite le plus « l’éducation solidariste » ? L’association sélectionnée doit ainsi répondre, pour C. Gide, à trois conditions. Premièrement, son objet doit être ‘« le plus général, le plus universel possible, le plus commun possible à tous les hommes »’ ; deuxièmement, il ne doit pas être la cause de conflits mais d’union d’intérêts entre les associés ; enfin, troisièmement, il ne doit pas s’appliquer ‘« à des faits accidentels et exceptionnels de la vie, mais à l’activité la plus régulière et la plus continue »’ 1459 .

C. Gide rejette d’emblée la solution de la société par actions du libéralisme économique. Aucune solidarité n’est à attendre en effet d’une organisation économique fondée sur la recherche du profit dans laquelle il y a « simple juxtaposition d’éléments hétérogènes qui, non seulement ne se combinent pas, mais se repoussent » 1460 . A l’inverse, l’association professionnelle et l’association mutualiste méritent un examen approfondi. La première, dont la sociologie, sous l’autorité d’E. Durkheim, certains économistes, et l’école catholique louent aujourd’hui les bienfaits, ne saurait constituer une solution viable à la question sociale pour deux raisons essentielles. Les syndicats sont d’abord porteurs d’intérêts corporatifs. Leurs actions visent en règle générale un but contraire à l’intérêt général, c’est-à-dire un « égoïsme corporatif » opposé à l’intérêt des consommateurs. Enfin, ils constituent des « instruments de lutte » visant à la défense d’intérêts professionnels limitant leurs actions, d’une part aux enjeux du seul système économique capitaliste, et d’autre part, aux fins économiques des associés. Par conséquent, si l’association professionnelle doit exercer une fonction dans le développement de l’économie coopérative, elle ne peut-être que « partiel[le] et transitoire » dans la mesure où relevant du seul salariat, elle est appelée à disparaître au sein de la « République coopérative » 1461 . L’association mutualiste, inversement aux syndicats, n’entraîne aucun conflit d’intérêts 1462  ; elle développe même, ajoute C. Gide, « la forme la plus haute de la solidarité en ce que sont les forts qui viennent au secours des plus faibles » 1463 . Mais trois limites réduisent le champ d’application de cette solidarité. Elle ne concerne d’abord que des phénomènes sociaux spécifiques et non réguliers (maladies, accidents de travail, chômage, etc.). De plus, elle ne s’applique généralement qu’aux intérêts des seuls associés et ne visent pas à étendre son champ d’action 1464 . Enfin, dernière limite, que C. Gide adresse directement au courant solidariste de L. Bourgeois, l’association mutualiste parce qu’elle se fonde sur le deuxième niveau de la solidarité, à la fois naturelle et contrainte socialement, reste en deçà des potentialités de la solidarité volontaire et libre 1465 . Les activités de la société de secours mutuel ne procèdent que d’obligations sociales, imposées par l’Etat, n’apportant aucune modification à l’organisation sociale, et ne visant donc pas à la transformation du salariat. Dans cette perspective, la recherche du profit demeure le principe dominant du comportement individuel alors que le coopératisme induit a priori un désintéressement excluant l’idée d’intérêt individuel. Toute action solidaire suppose d’emblée le sacrifice individuel ; l’anticipation d’une satisfaction personnelle est proscrite, mais elle n’interdit pas l’attente d’un bénéfice social en retour du don effectué pour la collectivité. C. Gide rejette donc l’association mutuelliste du moins pour la réalisation de la « République coopérative ».

L’association coopérative de consommation, dont les expérimentations sociales demeurent encore imparfaites, constitue la solution sélectionnée par C. Gide. Cinq raisons motivent ce choix. La consommation constitue en premier lieu ‘« le plus universel de tous les faits économiques »’ 1466 . L’uniformisation de la consommation faisant, les seules inégalités qu’elle développe sont des inégalités de revenus qui établissent contrairement à l’économie capitaliste des « différences de degré et non de nature » 1467 . Les sociétés coopératives de consommation, en troisième lieu, agissent contre le développement de la division du travail, et des effets de dépendance mutuelle qu’elles induisent, dans la mesure où chaque associé apprend à subvenir par lui-même à ses propres besoins. En outre, elles n’opposent pas mais unissent les intérêts des associés ; l’augmentation des richesses, le progrès économique de la société étant un fait avéré, multiplie en effet, pour C. Gide, les opportunités de coopération entre consommateurs. Enfin, cinquièmement, la consommation offre l’avantage d’être un phénomène social régulier.

Si la « République coopérative » doit se développer, elle s’établira sous la forme d’une association volontaire des consommateurs, coopérant pour se garantir collectivement de ‘« tous leurs besoins matériels, intellectuels, esthétiques, moraux ou religieux »’ ; elle réalisera alors pleinement la solidarité en ce sens que les richesses économiques individuelles seront toutes corrélées positivement 1468 . En permettant de combiner équité sociale et efficacité économique, l’économie coopérative ouvre une voie intermédiaire entre le libéralisme économique et le socialisme.

Notes
1458.

C. Gide [1902, p. 224].

1459.

C. Gide [Ibid., p. 224].

1460.

C. Gide [1900 (1888), p. 59].

1461.

C. Gide [1902, p. 225]. Dès 1886, C. Gide est déjà assez critique à l’encontre de l’association professionnelle, d’une part parce que ses interventions restent limitées au domaine de l’échange salarial, et d’autre part, car en requerant le soutien de la législation sociale, elle « habitue les ouvriers à trop attendre du législateur », et, demeure largement inférieure aux coopératives « qui les habituent à compter d’abord sur eux-mêmes », C. Gide [1900 (1886b), p. 42].

1462.

C. Gide inclut dans l’association mutualiste principalement les sociétés de secours mutuel et de prévoyance et les caisses d’épargne sous forme d’associations mutuelles.

1463.

C. Gide [1902, p. 228].

1464.

C. Gide note, dans son Rapport sur l’Economie sociale en 1900, que les sociétés de secours mutuels constituent en règle générale des « petits groupes, formés par le lien de quelque communauté professionnelle, religieuse ou politique ou d’origine, ou simplement de voisinage mais qui ne se soucient pas de se développer, ni de se fédérer », C. Gide [1905, p. 272]. 

1465.

Voir le paragraphe 2.1.b précédent pour la critique du solidarisme de L. Bourgeois (l’ouvrage la Solidarité est publié en 1896), voir M. Pénin [1997, pp. 60-63].

1466.

C. Gide [1902, p. 229].

1467.

C. Gide [Ibid., p. 230].

1468.

C. Gide [Ibid., p. 231]. Comme le souligne P. Devillers, le coopératisme vise non seulement à mutualiser les risques sociaux, à l’instar du solidarisme de L. Bourgeois, mais aussi à « mutualiser les gains », P. Devillers [Op. cit., p. 8].