b – Le coopératisme : une solution de synthèse à l’individualisme et au socialisme

Si l’objectif du coopératisme est très proche du socialisme en ce que les deux doctrines visent à la transformation de l’organisation sociale existante, elles en diffèrent par les moyens employés. Les socialistes développent en outre depuis 1879, année de la publication du Manifeste aux travailleurs français de J. Guesde, une critique virulente du principe coopératif 1469 . Ils font de la coopération un moyen à la disposition des classes bourgeoises car en permettant la baisse des prix des biens de consommation, les coopératives favorisent aussi la baisse des salaires ; argument contre lequel C. Gide va évidemment s’opposer en montrant que loin de dégrader les conditions de vie de l’ouvrier, les sociétés coopératives participent à l’amélioration de son bien-être économique « en l’habituant à mieux vivre », ajouté au fait qu’elles lui assurent la constitution d’une épargne sans exiger de sa part une quelconque baisse de sa consommation 1470 . Enfin, la « loi d’airain » des salaires ne s’applique que sous la condition d’une dépendance financière des ouvriers et non lorsqu’ils disposent du soutien matériel de leurs associations leur donnant un pouvoir de négociation sur leurs conditions de travail 1471 . En fait, les divergences entre socialisme et coopératisme tiennent davantage au type de solidarité développée par les deux doctrines sociales. La première repose sur une solidarité imposée et non désirée alors que la seconde relève d’une solidarité libre et volontaire 1472 . De plus, l’application du principe égalitaire contrevient à l’idée même de solidarité car celle-ci ‘« implique la diversité et l’inégalité des parties »’ 1473 . Enfin, le socialisme se trompe, pour C. Gide, en fondant la solidarité sur la « lutte des classes » alors que par définition elle suppose la coopération de toutes les catégories sociales de la population.

Quelles différences dès lors existent-ils entre le libéralisme et le coopératisme si tous deux récusent l’idée de solidarité contrainte ? Car est-ce que les économistes aussi ne prétendent pas atteindre la solidarité sociale par le simple jeu des libertés individuelles ? La différence essentielle, répond C. Gide, résulte une fois de plus des définitions divergentes du concept de solidarité. Alors que le libéralisme économique juge suffisant la solidarité naturelle, le coopératisme montre la nécessité d’une solidarité aussi libre, mais consciemment recherchée, c’est-à-dire « réfléchie, voulue et active » 1474 . Deux conséquences en découlent. Premièrement, le coopératisme ne peut que s’opposer à la réalisation de la libre concurrence dans la mesure où elle favorise la naissance de conflits d’intérêts. Deuxièmement, la doctrine coopérative repousse aussi l’association capitaliste fondée sur le principe de l’intérêt individuel interdisant de fait le développement de comportements solidaires entre ses membres.

Donc, parce qu’il refuse à la fois la solidarité obligatoire et la solidarité naturelle et suit ‘« l’idéal d’une solidarité consciente et librement acceptée »’, le coopératisme s’affirme comme une « solution pratique » de synthèse entre individualisme et socialisme 1475 . Il entend retirer autant les bénéfices économiques et moraux d’actions entremêlant désintéressement et intérêt individuel, car si le coopératisme recherche bien à supprimer les intermédiaires entre le producteur et le consommateur et les conflits d’intérêts inhérents à la concurrence, l’initiative individuelle, c’est-à-dire l’émulation nécessaire au progrès économique, demeure le mobile prévalent de l’économie coopérative, mais se voit compléter d’une solidarité entre associés indispensable au respect de la justice sociale.

L’idée d’association chez C. Gide se réfère autant au mode d’organisation collectif qu’au principe de comportement. Elle est préconisée par C. Gide surtout parce qu’elle permet le développement d’actions désintéressées, à savoir l’institution volontaire et libre d’une solidarité entre associés. Aussi, s’agit-il de promouvoir les associations coopératives de consommation, non celles de production car les premières répondent aux besoins des consommateurs, donc aux intérêts de tous les membres de la société, alors que les secondes, en règle générale, conduisent à des formes d’« égoïsme corporatif ».

Contrairement à la coopération walrasienne, le projet de C. Gide poursuit un objectif politique ; le capital dans l’économie coopérative devient un instrument du travail servant uniquement à la satisfaction des besoins des consommateurs. En même temps, cette subordination du capital au travail assure aux travailleurs-associés l’augmentation de leurs revenus en les émancipant de la tutelle des propriétaires capitalistes. La suppression des intérêts des capitaux garantit enfin l’établissement du « juste prix ». Ces derniers objectifs de la réforme associative offrent de nombreuses similitudes avec l’« association mutuelliste » de P.-J. Proudhon. Il s’en démarque néanmoins concernant l’organisation interne de l’association prévoyant en effet un intérêt fixe pour le capital alors que P.-J. Proudhon envisage la suppression complète de l’intérêt du capital.

Mais à notre sens, c’est davantage pour la solidarité consciente et volontaire que C. Gide valorise le principe coopératif. La coopération, rappelle-t-il, n’est qu’une des modalités possibles de l’Association libre. Elle apparaît dès lors comme un moyen économique, permettant la constitution d’un milieu social favorable au développement des actions désintéressées. Elle assure l’éducation morale requise à l’établissement d’une solidarité volontaire. Pour autant, si le désintéressement prévaut sur l’intérêt individuel, la solidarité coopérative intègre « intérêt bien entendu » et sacrifice individuel. Dans cette perspective, C. Gide prolonge un principe déjà développé précédemment, dans la recherche d’une synthèse de l’individualisme et du socialisme.

Les implications politiques de l’économie coopérative chez C. Gide ne sont pas restées sans susciter des réactions critiques de la part des économistes libéraux ; nous envisageons celles de P. Leroy-Beaulieu dans le chapitre suivant.

Notes
1469.

En excluant ici les socialistes, encore minoritaires à cette date, favorables au principe coopératif.

1470.

En vendant leurs produits à leur prix de détail et non à leur prix de revient, les associations de consommation permettent à leurs membres de se constituer une épargne qu’ils retirent en fin d’exercice suivant la proportion des achats effectués.

1471.

C. Gide [1900 (1886b), p. 24].

1472.

C. Gide [1900 (1889), p. 100].

1473.

Et il ajoute « plus au contraire les individus seront différenciés, plus leur coopération sera active », C. Gide [1900 (1893a), p. 160].

1474.

Par ailleurs, C. Gide n’exclut pas l’idée d’une intervention étatique nécessaire : « lorsque le sentiment de la solidarité sociale fait défaut, aussi bien que la conscience, à beaucoup de gens, la loi doit l’imposer », C. Gide [Ibid., p. 158].

1475.

C. Gide [Ibid., p. 162].