D’abord connu pour ses positions contre l’interventionnisme étatique, fondant ce qu’A. Schatz appelle son « individualisme anti-étatiste » aux côtés d’auteurs comme Edmond Villey et Alfred Jourdan, et dont on trouve les principaux éléments dans Le collectivisme. Examen critique du nouveau socialisme (1884) et dans L’Etat moderne et ses fonctions (1890), la pensée de P. Leroy-Beaulieu relève aussi d’un « individualisme aristocratique » 1476 . Il suppose en effet l’existence d’« élites sociales » contribuant à la fois au progrès économique et au nivellement des conditions sociales, d’une part en favorisant la création de nouveaux capitaux par un esprit d’initiative et de découverte développé, et d’autre part, en assurant une fonction éducative auprès du reste de la population 1477 . Et, c’est précisément en suivant cette doctrine individualiste que P. Leroy-Beaulieu opère sa critique de l’association socialiste et surtout coopérative. Dès 1872, dans La question ouvrière au XIX e siècle, il effectue une première remise en cause des associations coopératives qu’il rattache essentiellement au socialisme 1478 . Sa critique s’adresse ensuite, à partir de 1886, surtout au coopératisme de C. Gide ; critique qu’il développe dans le journal L’Economiste Français, dans La Revue des Deux-Mondes puis dans le Traité théorique et pratique d’économie politique (1896) 1479 .
Pour autant, P. Leroy-Beaulieu est loin d’être totalement hostile à l’association. Elle fait l’objet de son cours au Collège de France en 1880-81 1480 . Il croit d’ailleurs à son développement prochain, mais n’effectue aucune distinction entre l’« association de capitaux » et l’« association de personnes » 1481 ; le salariat ou le prêt de capitaux constituent aussi des formes possibles d’association 1482 . On reste donc très éloigné de la définition de la société coopérative que développera plus tard C. Gide. Ainsi, l’association‘« que quelques modernes croient avoir découverte est beaucoup plus fréquente qu’on ne pense dans la société »’ pour P. Leroy-Beaulieu 1483 . Cependant, si l’association que crée l’intérêt du capital ou le salariat est omniprésente dans la société contemporaine, elle se différencie nettement de l’association coopérative que certains réformateurs sociaux entendent développer. La première constitue en effet une institution économique « universelle », non la seconde 1484 ; la suppression du salariat au profit de l’association coopérative représenterait même un ‘« recul vers les sociétés primitives et peu productives, et un amoindrissement des libertés civiles »’ 1485 .
En fait, au travers de la critique de l’association coopérative à laquelle se consacre P. Leroy-Beaulieu transparaît une condamnation affirmée du réformisme social 1486 . La doctrine socialiste se caractérise ainsi par son refus des conséquences auxquelles conduisent les « lois naturelles » de l’économie, et, par son désir de reconstruire artificiellement l’organisation sociale 1487 . Il existe en effet selon P. Leroy-Beaulieu des régularités économiques prenant le caractère de « lois générales » qui déterminent la production et la répartition des biens économiques. Aussi, l’économie politique, comme « science a posteriori » ou « science d’observation », étudie avant tout les mécanismes de la production dans la mesure où la distribution reste conditionnée aux richesses produites. C’est pourquoi les réformateurs sociaux font fausse route en privilégiant la répartition au détriment de la production car ce ne sont pas des ‘« considérations de pur sentiment’ ‘ ou de conjecturale équité’ ‘ qui doivent influer sur la distribution et la consommation des richesses, c’est la considération des nécessités de la production elle-même »’ 1488 . L’observation et l’analyse des faits ont prouvé l’existence de phénomènes économiques permanents dans l’organisation sociale parmi lesquels figurent entre autres le salaire, l’intérêt du capital, la propriété ou encore l’intérêt individuel. Ainsi, toute institution économique artificielle, non naturelle, comme peut l’être l’association coopérative surtout lorsque les réformateurs sociaux prétendent la substituer à l’échange salarial, sera nécessairement vouée à l’échec. Tel est le constat qu’effectue P. Leroy-Beaulieu à propos des associations coopératives qui, soit réintroduisent le salariat dans leur organisation du travail, ou, soit se transforment à terme en sociétés anonymes, c’est-à-dire en sociétés de capitaux et non plus en sociétés de personnes 1489 .
Les raisons de ces échecs apparents de la coopération, que P. Leroy-Beaulieu développent dès 1872 dans La question ouvrière au XIX e siècle, résident dans l’oubli de deux principes majeurs de l’organisation économique de la part des propagateurs de l’association : d’une part, dans l’impossibilité pour toute entreprise de production d’organiser le travail sur un autre mode que le salariat (1) ; et d’autre part, dans la fonction essentielle exercée par l’entrepreneur dans le processus de production (2). Ces deux points correspondent en fait aux deux principes économiques que le régime coopératif entend précisément supprimer pour P. Leroy-Beaulieu 1490 . Le premier, le « grand principe coopératif », conduit à la subordination du capital au travail, c’est-à-dire à la « transformation du capital en salarié » 1491 . Le second principe suppose l’absence de tout entrepreneur et l’établissement d’un conseil de direction élu démocratiquement (« un homme, une voix ») par les associés. Récusant donc ces projets de « palingénésie sociale », P. Leroy-Beaulieu montre que la solution à la question sociale ne nécessite aucune transformation de l’organisation économique. Elle se résoudra en effet d’elle-même par l’action combinée de la liberté individuelle, de la propriété, de la responsabilité individuelle et de la concurrence, mais P. Leroy-Beaulieu n’exclut pas, du moins dans ses premiers écrits, le besoin d’une réforme morale des conduites individuelles (3).
A. Schatz [1907, pp. 471-490 ; p. 517].
A. Schatz [Ibid., pp. 519-530].
Selon P. Leroy-Beaulieu, l’association, après que R. Owen en ait été le propagateur, prit rapidement la nature socialiste qu’elle revêtait, P. Leroy-Beaulieu [1872, p. 262].
P. Leroy-Beaulieu commence à publier à La Revue des Deux-Mondes dès 1869. Il fonde en 1872-73 L’Economiste Français. Les articles portant sur la critique de l’association coopérative sont publiés en 1886 dans L’Economiste Français à la suite du second congrès des sociétés coopératives dans lequel C. Gide prononce le discours d’ouverture « La coopération et le parti ouvrier en France » (L’Economiste Français [1886] P. Leroy-Beaulieu [1886]), et en 1893 dans La Revue des Deux-Mondes où P. Leroy-Beaulieu réagit notamment au projet de C. Gide de « République coopérative » abordé la première fois en 1889 au cours du discours d’ouverture du Congrès international des sociétés coopératives de consommation « De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique » (P. Leroy-Beaulieu [1893a ; 1893b]). Ses critiques sont ensuite reprises et augmentées dans le Traité théorique et pratique d’économique politique, P. Leroy-Beaulieu [1896b, pp. 556-643]. Voir 2nde partie, chap. 3, § 1.
Cours qui restera non publié. Son entrée au Collège de France date de 1875 lorsqu’il devient suppléant de son beau-père Michel Chevalier. Il le remplace définitivement en 1879. Il entre par ailleurs à l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1877 (voir M. Baslé [1991]). Au cours de cette première année, il effectue son cours sur la Répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions, publié en 1881, qui sera suivi du cours sur l’association, puis dans la troisième année d’un cours sur Le collectivisme publié en 1884. Sa défense du libéralisme économique et son refus de l’interventionnisme sont d’emblée affirmés. La question sociale, selon P. Leroy-Beaulieu, sur laquelle les socialistes ont développé leur critique de l’économie capitaliste, « se résoudra d’elle-même, graduellement, par l’action continue des grandes causes économiques qui sont depuis quelques années en travail », P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. XI].
« L’association de capitaux qui donne un si merveilleux essor à la capitalisation et qui permet de réaliser presque immédiatement les conceptions les plus hardies, nées dans le cerveau d’un homme […] ; l’association de personnes, qui est destinée à singulièrement élever la situation de l’ouvrier , à transformer en force collective sa force individuelle, à lui procurer à la fois la dignité et la sécurité […]. Nous sommes encore au début de la période de l’association libre et spontanée […]. Pour l’amélioration de la destinée des classes inférieures et des classes moyennes, l’association tient en réserve des ressources considérables », P. Leroy-Beaulieu [1885 (1884), p. XI].
P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 235].
P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 234].
Ainsi, l’intérêt du capital ou le salariat « crée l’association la plus intime, la coopération la plus constante entre des hommes placés aux antipodes l’un de l’autre », mais si ce type d’association constitue une institution économique « naturelle » à l’organisation sociale, tel n’est pas le cas des coopératives, qui certes, peuvent dans certaines situations déterminées jouer une fonction économique bénéfique, mais qui ne sauraient remplacer le mode d’association « nécessaire » du salariat, P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 238 ; p. 373].
L’Economiste Français [1886, p. 412] (Compte-rendu de L’Economiste Français vraisemblablement écrit par P. Leroy-Beaulieu à la suite du congrès des sociétés coopératives en 1886).
M. Baslé [Op. cit., pp. 212-225]. On notera par ailleurs l’influence forte exercée par M. Chevalier sur P. Leroy-Beaulieu que M. Baslé résume en deux idées essentielles : la crainte du socialisme et « une référence plus lointaine à la modernité de Saint-Simon », notamment sur l’intérêt porté à la production industrielle, M. Baslé [Ibid., pp. 210-212].
P. Leroy-Beaulieu [1885 (1884), p. VI]. Le socialisme n’est pas un phénomène récent mais un sentiment inhérent à la nature humaine, « âpre et haineux des misères de la civilisation, un violent esprit de révolte contre l’inégalité naturelle des conditions et des existences, un effort collectif pour reconstituer la société sur des bases artificielles », P. Leroy- Beaulieu [1872, p. 5].
P. Leroy-Beaulieu [1896a, p. 14 ; p. 59].
Ces idées sont développées, semble-t-il, une première fois dans les cours de la première année du Collège de France en 1879-80 et reprises dans l’Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions publié en 1881, P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), pp. 178-179 ; p. 376].
Cette définition économique de la coopération est une première fois développée dans le texte « La coopération » publié dans La Revue des Deux-Mondes, puis reprise dans le Tome 2 du Traité théorique et pratique d’économie politique, P. Leroy-Beaulieu [1893a, p. 79 ; 1896b, pp. 556-643].
Le capitaliste ne perçoit donc plus aucun profit mais un intérêt fixe sur le capital engagé alors que les bénéfices de l’association coopérative sont répartis entre les « divers employés, ouvriers et la clientèle même de l’établissement ». P. Leroy-Beaulieu fait ici directement référence au texte « De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique » de C. Gide, P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 558-560].