1.1) Le salariat comme composante « naturelle » de l’économie

La défense du salariat par P. Leroy-Beaulieu est permanente dans ses écrits. De La question ouvrière au XIX e siècle au Traité théorique et pratique d’économie politique, il condamne autant les socialistes, les coopératistes que les propagateurs du système de la participation aux bénéfices pour les améliorations qu’ils prétendent apporter à l’échange salarial. Il ne prête en effet aucune légitimité à ces projets sociaux dans la mesure où les écarts de richesses tendent à s’estomper ; car s’il est vrai que l’industrialisation a pu conduire pendant un temps à des crises de surproduction, la société contemporaine est sortie à présent de la « phase chaotique de la grande industrie » 1497 . Les baisses des taux d’intérêt du capital et des profits de l’industrie, la constance de la rente agricole, la hausse des salaires ouvriers, la croissance continuelle « d’une richesse collective gratuite », constituent autant de facteurs qui viennent démentir le constat d’un paupérisme croissant ; le pouvoir d’achat des classes les plus défavorisées connaît même le rythme de croissance le plus élevé pour P. Leroy-Beaulieu 1498 . Les salariés ont ainsi vu leur situation s’améliorer d’un double point de vue. Au niveau économique d’abord, la détermination du niveau de la rémunération salariale dépend en effet de trois facteurs principaux : du rapport des capitaux à la population au travail, de la productivité du travail et des mesures législatives relatives au partage des richesses entre travail et capital 1499 . Or, au moins depuis 1848 en France, constate P. Leroy-Beaulieu, les capitaux ont plus augmenté que le nombre de travailleurs, la productivité du travail s’est accrue, et, les lois promulguées ont favorisé une égalisation des rapports entre l’employeur et l’employé 1500 . Donc, loin de décliner, la condition salariale s’est considérablement améliorée au cours des dernières décennies ; il en veut pour preuve les nouveaux loisirs dont bénéficient aujourd’hui les ouvriers 1501 . Les progrès moraux, deuxièmement, ont suivi de peu le développement économique du salariat. Ainsi, manifestant une indépendance sans cesse croissante, il n’est pas rare de voir les salariés former ‘« une foule de sociétés diverses […] où tous les ouvriers d’une même industrie se rencontrent, échangent leurs idées et se concertent pour des décisions communes »’ 1502 .

Le salariat se justifie donc en premier lieu au niveau empirique : il a été en effet un instrument d’émancipation économique et morale des classes ouvrières. Mais c’est aussi sur sa légitimité théorique que P. Leroy-Beaulieu va revenir à maintes occasions. En fait, plutôt que de définir le salariat par la seule rémunération du travail à laquelle il donne lieu, il le caractérise par six propriétés distinctes : la rétribution monétaire proprement dite, le pouvoir d’achat du salaire monétaire (salaire réel), les conditions de travail, la durée du temps de travail et de loisir, les possibilités offertes de constituer une épargne salariale pour pallier certains risques sociaux (chômage, accidents du travail, etc.), et, les perspectives de mobilité sociale données au salarié 1503 . Par conséquent, si la situation du salarié doit être évaluée, ce n’est qu’à l’aune de ces six caractéristiques et de leurs évolutions passées. Cette défense de l’institution salariale se complète en second lieu d’une justification du salaire. Est-ce qu’en effet il n’est pas injuste, s’interrogent les auteurs socialistes, que le travailleur ne perçoive pas l’intégralité du produit de leur travail ? Non pour P. Leroy-Beaulieu parce que le salaire constitue une avance que lui accorde l’entrepreneur, il est donc parfaitement normal qu’il en retire un intérêt. Il faut rappeler que la rémunération du travail, au même titre que l’intérêt sur le capital, représente un ‘« forfait qui détermine la participation des deux parties » ’dans la production 1504 . Le salaire répond aussi au ‘« mieux aux exigences de la vie humaine, l’homme ayant des besoins journaliers et certains »’ 1505 . Ce premier argument de défense du salaire montre en contrepartie une limite de certaines expériences associatives. La rémunération du travail ne peut en effet dépendre des seuls bénéfices attendus des coopératives dans la mesure où les ouvriers ont des besoins réguliers et quotidiens auxquels seul le salaire peut satisfaire 1506 .

Ensuite, deuxième objection possible, ne serait-il pas plus équitable que l’entrepreneur partage avec ses salariés les bénéfices qu’il retire de la production ? Suivant le principe de la « responsabilité économique » selon lequel ‘« chacun profite ou souffre des conséquences de ses actes, des résultats de son travail’ ‘ et de son industrie’ ‘ »’ 1507 , P. Leroy-Beaulieu prouve aisément que la production réalisée étant de l’initiative de l’entrepreneur, le profit qu’il en obtient lui revient de droit 1508 . Ainsi, pour ces deux précédentes raisons, à savoir le salaire comme avance au travailleur, et, comme moyen d’une juste répartition des responsabilités entre l’entrepreneur et le salarié, le contrat salarial assure les conditions d’une liberté maximale de chacun des contractants. Il est aussi un moyen d’égalité en ce sens qu’il garantit qu’à une même quantité de travail corresponde une rémunération égale. Aucune différence de traitement de nature aléatoire n’est ainsi introduite entre salariés par le fait qu’ils dépendent d’entrepreneurs disposant de compétences différentes. Les travailleurs sont rétribués suivant les efforts qu’ils consacrent à leur activité productive et non suivant ‘« l’habileté de ceux qui les emploient »’ 1509 .

Le contrat salarial constitue donc un phénomène économique « universel », « naturel » et irréductible, facteur de progrès économique et moral, tendant à croître plutôt qu’à baisser dans la société contemporaine. Cette caractérisation du salariat en fait est constitutive de l’« individualisme aristocratique » de P. Leroy-Beaulieu ; c’est bien parce que la majorité des producteurs préfèrent un revenu certain et régulier sur le produit de leur travail que le salariat représente un instrument adapté. En tant que « traité à forfait », il ne présente aucun risque garantissant aux travailleurs une rétribution juste de leurs activités productives. Les salariés ne sauraient premièrement s’immiscer dans la gestion de la production revenant de droit au porteur du projet entrepris, c’est-à-dire au capitaliste ou à l’entrepreneur, et deuxièmement, prétendre à une part des bénéfices (ou des pertes) obtenus en ce qu’ils constituent la récompense des capacités individuelles et des capitaux engagés dans la production par l’entrepreneur. Le salariat permet par conséquent une juste répartition des responsabilités individuelles 1510 . Partant de ces présupposés, P. Leroy-Beaulieu ne va avoir aucun mal à démontrer l’inefficacité économique et l’injustice sociale des projets d’associations coopératives.

Notes
1497.

P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 298].

1498.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 492].

1499.

C’est-à-dire le partage de la valeur ajoutée.

1500.

Parmi les lois citées figurent l’arrêt du livret ouvrier, le droit de coalition, etc.

1501.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 475].

1502.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 404].

1503.

C’est-à-dire « la facilité pour l’ouvrier de s’élever au-dessus de sa condition, de devenir patron ou contre-maître », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., pp. 362-363].

1504.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 235].

1505.

Et ajoute-il : « non pas seulement des besoins annuels et éventuels », P. Leroy-Beaulieu [1886, p. 430].

1506.

L’ouvrier a besoin de « quelque chose de réel, de tangible, d’immédiat, et non une simple espérance, un simple titre sur l’avenir », P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 369].

1507.

P. Leroy-Beaulieu [1896a, p. 507].

1508.

Le salarié ne peut prétendre à une part des bénéfices « d’une entreprise dont il n’a pas eu l’idée, dans le succès de laquelle parfois il n’a aucune confiance », P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 369].

1509.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 371.].

1510.

P. Leroy-Beaulieu récuse dès 1872 les tendances égalisatrices des projets réformistes. Il serait en effet totalement contre-productif et partial de récompenser identiquement des capacités individuelles différentes : « si niveleuses que puissent être les tendances démocratiques de notre temps, il est des vérités qu’il faut avoir le courage de dire : tout ne dépend pas dans l’industrie des bras de l’ouvrier , c’est l’intelligence et la volonté du patron qui sont les éléments primordiaux de la prospérité des vastes établissements » (P. Leroy-Beaulieu [1872, p. 231].). Ce passage préfigure la théorie des « élites » de P. Leroy-Beaulieu sur laquelle nous reviendrons dans la partie 2 suivante.