En fait, les critiques développées contre le salariat soulèvent une même problématique pour P. Leroy-Beaulieu, c’est-à-dire la question de l’existence ou non de « forces naturelles » ; peut-on ainsi considérer le salariat comme un mode d’organisation du travail définitif ? 1514 Définitif en ce sens que les modifications que l’on pourrait apporter aux institutions sociales concernées entraîneraient une perte des libertés individuelles, et partant du bien-être économique. Les réformateurs sociaux répondent par la négative en ce qu’ils attribuent à l’association coopérative une supériorité économique et morale sur le salariat. Or, pour P. Leroy-Beaulieu, ces derniers commettent une double erreur. De méthode en premier lieu, il suffit en effet de porter un regard attentif aux expériences coopératives pour se rendre compte des échecs, ou semi-échecs, des réalisations jusque là entreprises 1515 . Mais c’est surtout sur leurs hypothèses théoriques qu’ils sont les plus critiquables ; erreur qui vaut autant pour les socialistes que pour les propagateurs de la coopération. En postulant l’antagonisme du capital et du travail, ils en déduisent que la solution à la question sociale induit la subordination du capital au travail, c’est-à-dire le placement des ‘« travailleurs manuels, considérés collectivement, très au-dessus des hommes qui possèdent soit les ressources matérielles, soit les capacités techniques »’, sans tenir compte des effets négatifs que cette transformation économique provoque sur l’organisation de la production et les libertés individuelles. Dans cette perspective, le capital ne détient aucune propriété productive ; il n’est qu’un instrument au moyen duquel le propriétaire prélève une partie du produit du travail du salarié considéré comme l’unique source de la valeur économique. Le principe coopératif renverse ainsi les relations entre facteurs de production en transformant le « capital en salarié » 1516 . Les fondements mêmes du salariat sont remis en cause, et donc par extension, le principe de la responsabilité individuelle et la liberté individuelle qu’il présuppose.
L’association coopérative, premièrement, ne permet plus de rémunérer l’associé suivant l’effort individuel qu’il a fourni dans la production, mais suivant les « mérites du groupe auquel il appartient » 1517 . La responsabilité individuelle ainsi diluée dans la responsabilité collective de l’association réintroduit dans l’organisation économique une inégalité de traitement contraire à l’idée de justice. Enfin, deuxièmement, l’associé perd la liberté individuelle que lui donnait le contrat salarial en ce qu’une partie de son revenu devient propriété collective et ne lui est restituée qu’au terme de l’exercice de l’association 1518 .
L’économie coopérative ne peut être défendue pour le progrès moral auquel elle est censée conduire, ni pour son efficacité productive car, selon P. Leroy-Beaulieu, le développement économique repose non sur l’initiative collective, « après délibération de conseils multiples », mais essentiellement de l’initiative individuelle, c’est-à-dire de la poursuite libre de l’intérêt individuel par le salarié et par l’entrepreneur, procédant donc d’une juste répartition des responsabilités individuelles, entre travail et capital, dans la production 1519 . P. Leroy-Beaulieu s’estime d’autant plus fondé à faire de la suppression du salariat une « utopie » qu’il constate, fidèle à son souci de développer une économie politique pratique, la croissance de formes salariales au sein même des associations coopératives qui prétendaient s’en passer. Deux options se présentent alors : soit réellement mettre en place une organisation économique basée sur la coopération mais avec pour contrepartie l’obligation de recourir à la contrainte sociale ; soit laisser fonctionner librement les coopératives qui perdent rapidement leur « raison d’être » par l’introduction du salariat dans leur organisation du travail 1520 .
P. Leroy-Beaulieu [1872, p. 239]. Voir aussi L’Economiste Français [1886, p. 507].
« Ceux qui attendent de la coopération une rénovation sociale générale sont donc dans l’erreur ; l’expérience est sur ce point très probante », P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 642]. Voir aussi P. Leroy-Beaulieu [1872, pp. 25-287].
P. Leroy-Beaulieu [1896b, pp. 557-559].
P. Leroy-Beaulieu [1886, p. 431].
Le travailleur-associé « sera lié par la coutume ou par les usages de l’association », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 430].
Sur le principe de l’intérêt individuel, voir P. Leroy-Beaulieu [1896a, pp. 68-79].
P. Leroy-Beaulieu [1886, pp. 430-431].