P. Leroy-Beaulieu ne semble pas faire cas encore dans La question ouvrière au XIX e siècle, en 1872, de la renaissance du salariat au sein des associations coopératives. Cependant, les causes de l’échec de la pratique coopérative sont déjà établies et seront maintenues ensuite. Il existe une « distribution naturelle des tâches » de l’entrepreneur et du salarié qu’il est vain de vouloir modifier. Les réformateurs sociaux ont ainsi supposé que les compétences de direction et de gestion de la production étaient communes aussi bien aux entrepreneurs qu’aux salariés, ou du moins qu’elles ‘« n’avaient besoin que d’être développées par quelques années d’apprentissage’ ‘ ou d’école »’ pour que tous soient ‘« en état de remplir toutes les positions et de diriger tous les ressorts du mécanisme social »’ 1521 . Or, cette séparation des fonctions économiques de l’entrepreneur et du salarié repose sur deux types de responsabilités bien distinctes ; il s’agit pour le premier d’un revenu, le profit, risqué et incertain alors que le second est assuré d’une rémunération salariale connue et certaine.
Ce refus de tenir compte des « lois naturelles » du fonctionnement économique explique pourquoi les coopératives ont été contraintes, pour la majorité, d’intégrer à nouveau une organisation salariale de la production. P. Leroy-Beaulieu observe en 1880 dans l’Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions que loin d’être concurrencé par les associations coopératives, le salariat tend même à augmenter avec l’« organisation de plus en plus bureaucratique […] de la société moderne » 1522 ; même la classe bourgeoise, ajoute-t-il, dans laquelle la plupart des entrepreneurs et des capitalistes sont recrutés, recourt aujourd’hui au salariat 1523 . Mais surtout le fait marquant concerne le développement au sein des associations coopératives de modes de rémunération analogues au salariat, soit en distribuant un revenu monétaire proche du taux courant du marché du travail, soit en garantissant un intérêt fixe aux associés avant que les bénéfices réalisés ne soient connus 1524 . Les rétributions ainsi perçues deviennent la propriété de l’associé et non plus celles de l’association comme le suppose normalement tout dividende d’actionnaire, car elles s’inscrivent en fait dans le cadre d’une rémunération salariale et non dans celui d’un acompte sur les bénéfices de la société coopérative 1525 . Si donc les associations, à terme, remettent en cause l’un de leur principe constitutif, c’est-à-dire la suppression du salariat, la raison est à rechercher non dans une mauvaise pratique des règles de la coopération, mais dans l’erreur réformiste conjecturant dans la subordination possible du capital au travail. Le salariat constitue en effet ‘« la cellule organique et primaire de la société moderne »’, nécessaire pour répondre aux attentes du travailleur ; car le salarié n’est pas prêt à s’engager, comme le supposent les propagateurs de la coopération, dans les entreprises risquées et incertaines de la production capitaliste mais préfère la sécurité et la régularité du revenu salarial 1526 . Cette omission de la fonction économique essentielle tenue par le salariat se double en fait, comme nous le verrons ensuite, d’une seconde erreur des réformateurs sociaux : l’oubli du rôle majeur de l’entrepreneur dans la production.
P. Leroy-Beaulieu [1872, p. 237-238].
P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 375-376].
Voir le paragraphe 2.1 suivant.
P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 376 ; 1886, p. 431].
« C’est que les sommes ainsi délivrées par quinzaine ou par mois, en proportion de leur travail , aux ouvriers associés , ne constituent pas un dividende, une anticipation, un acompte sur les profits, mais qu’elles forment un véritable salaire, une somme fixe prix du travail fixe de l’ouvrier , une rémunération définitivement acquise, quelle que soit l’issue de l’entreprise, qu’elle tourne bien ou mal », P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 376].
P. Leroy-Beaulieu [1886, p. 431].