1.3) La critique des projets de « palingénésie sociale »

Les premiers développements du coopératisme de C. Gide, à partir de 1886, ne laissent pas indifférents P. Leroy-Beaulieu, trouvant d’autant plus regrettable qu’un économiste réputé contribue à raviver « les espoirs des socialistes » 1527 . Outre la prétention de supprimer le salariat par l’association coopérative, C. Gide entend aussi et surtout mettre en place les bases d’une économie coopérative. Véritable « palingénésie sociale », P. Leroy-Beaulieu condamne le projet de C. Gide pour la « vertu mystique » qu’il prête au principe coopératif 1528 . Ainsi, va-t-il s’attacher à opérer une critique détaillée de la « République coopérative » proposée par C. Gide dans sa conférence effectuée en 1889 « De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique » 1529 . Ce projet vise, rappelons-le, partant d’associations coopératives de consommation, au développement d’une organisation économique coopérative en trois étapes principales, passant par la diffusion du principe coopératif aux secteurs commercial, industriel et agricole. P. Leroy-Beaulieu développe ainsi sa critique en quatre points distincts. Premièrement, l’extension des coopératives de consommation à la production et à l’agriculture relève de la fiction théorique et ne repose sur aucun fondement pratique. Le principe de la division du travail s’oppose en effet à ce que la production soit rattachée à la consommation 1530 . La référence, chère à C. Gide, des Equitables Pionniers de la Rochdale en est un exemple patent, d’une part, parce que l’extension de la coopération à la production s’est traduite par un échec en transformant la coopérative de production en une société anonyme. P. Leroy-Beaulieu en veut pour preuve la faiblesse des taux d’intérêt pratiqués car « s’il s’agissait de capitaux purement ouvriers, il serait bon de leur allouer davantage » 1531 . Donc, loin d’être partagées uniformément et par l’ensemble des associés-ouvriers comme l’idéal coopératif l’exigerait, les parts sur le capital social de l’association de production tendent à se concentrer et à ne devenir que la propriété d’une minorité d’actionnaires. Enfin, d’autre part, les employés de la coopérative de production sont de simples salariés qui n’ont pas accès à la gestion et à la direction de l’association comme le suppose le principe coopératif 1532 . En définitive, pour P. Leroy-Beaulieu, la distance qui le sépare de C. Gide ne procède pas tant d’une différence idéologique que de la méthode adoptée par chacun d’eux, car ‘« les économistes qui n’éprouvent le besoin que de déduire des idées abstraites peuvent faire des « plans de campagne » comme celui que nous avons reproduit »’ alors que ‘« ceux qui font de l’économie politique’ ‘ expérimentale, qui suivent de près le train des affaires et s’y mêlent, sont obligés de constater que l’observation et l’expérience ne justifient nullement les ambitions »’ 1533 . On retrouve sur ce point une critique que P. Leroy-Beaulieu avait déjà adressée à la méthodologie économique de L. Walras 1534 .

P. Leroy-Beaulieu récuse, dans un deuxième point, l’idée du coopératisme selon laquelle les producteurs dans l’économie capitaliste ne recherchent que le profit et non à satisfaire les besoins des consommateurs. La consommation au contraire commande la production. De plus, partisan de l’« Etat-minimum », il ne peut que s’opposer à la centralisation de la production qu’induirait le développement de la coopération qui augmenterait la probabilité des crises économiques 1535 . Aussi, la bienveillance des producteurs privés à l’égard des consommateurs sera toujours plus forte que celle de « fonctionnaires coopératifs » moins sensibles aux erreurs qu’ils pourront commettre pour satisfaire les demandes de la consommation 1536 . Enfin, les consommateurs ne disposent pas toujours d’une idée claire et établie de leurs besoins. Une des tâches des producteurs consiste justement à susciter l’envie et la diversité dans les choix de la consommation.

Le coopératisme aboutirait, troisièmement, aussi au niveau du commerce international à un interventionnisme public croissant car un ‘« réseau complet de sociétés coopératives finirait par ressembler fort au collectivisme et par en offrir presque tous les inconvénients »’ 1537 . Si C. Gide situe le coopératisme comme une synthèse du libéralisme économique et du socialisme, P. Leroy-Beaulieu ne lui prête uniquement des visées socialisantes, contraire à la doctrine individualiste dont il se fait ici le représentant.

Enfin, quatrièmement, la pratique coopérative apporte un démenti irréfutable au projet coopératiste. Les associations coopératives, qui jusque là n’ont pas subi d’échec, rappelle une fois de plus P. Leroy-Beaulieu, ont la plupart remis en cause les principes coopératifs qui les différenciaient du reste des entreprises capitalistes en évoluant vers un mode d’organisation proche des sociétés anonymes 1538 .

Par conséquent, l’association coopérative de consommation qui reste un moyen utile pour améliorer la qualité des produits et en baisser les prix de vente ne saurait constituer la base d’une nouvelle économie, coopérative, non seulement parce que de toutes les expériences jusqu’ici réalisées, aucune n’a été concluante, mais surtout parce que son développement conduirait à la fois « un recul vers les sociétés primitives et peu productives » et une perte des libertés individuelles 1539 . Cependant, si celles-ci favorisent dans la société moderne, comme le constate P. Leroy-Beaulieu dans l’Essai sur la répartition des richesses, une distribution des richesses de plus en plus égalitaire, l’inégalité des capacités individuelles provoque toujours dans un régime économique de libre concurrence une inégalité des positions sociales.

Notes
1527.

L’Economiste Français [1886, p. 412].

1528.

P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 562].

1529.

Voir 2nde partie, chap. 3, § 1.3.

1530.

Passé un certain niveau de développement, souligne P. Leroy-Beaulieu, « un organisme fait mieux de se dédoubler ou de se diviser en un plus grand nombre d’organismes distincts et indépendants que de se gonfler de plus en plus », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 590].

1531.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 588].

1532.

P. Leroy-Beaulieu souligne à ce titre : « cette perversion de l’œuvre manufacturière des Equitables Pionniers est toujours tenue dans l’ombre par les apôtres de la coopération  ; c’est cependant un des faits historiques les plus constants, les plus importants et le plus décisifs », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 590].

1533.

P. Leroy-Beaulieu [1893a, p. 105].

1534.

M. Baslé [Op. cit., p. 208].

1535.

P. Leroy-Beaulieu écrit, en 1872, De l’Administration locale en France et en Angleterre, et, en 1890, L’Etat moderne et ses fonctions, dans lesquels il s’alarme notamment de la croissance de l’emploi public. Voir M. Baslé [Ibid., pp. 221-225].

1536.

P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 593].

1537.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 595]. P. Leroy-Beaulieu différencie le socialisme du collectivisme. Alors que le premier cherche à modifier l’organisation de la production et de la répartition des produits, cette intervention reste toujours localisée et partielle, non pour le second qui vise la transformation complète et totale de l’organisation économique, P. Leroy-Beaulieu [1885 (1884), pp. 6-7].

1538.

« Au fur et à mesure qu’il se répand, s’étend et s’éloigne de son origine, le type coopératif perd de sa pureté », P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 595].

1539.

P. Leroy-Beaulieu [1886, p. 430].