2) La méconnaissance du rôle de l’entrepreneur

L’antinomie du salariat et de l’association coopérative demeure toujours défavorable au principe coopératif. Deux raisons essentielles peuvent l’expliquer. La première, exposée précédemment, montre que le salaire, en tant que rémunération certaine et régulière, constitue un besoin irréductible des travailleurs, nécessaire à leur consommation quotidienne. La deuxième raison porte sur la contrepartie directe du salariat, c’est-à-dire le rôle économique exercé par l’entrepreneur (ou le capitaliste) dans la mise en œuvre et le déroulement de la production. C’est pour avoir négligé, et même voulu supprimer, la fonction entrepreneuriale, que la coopération a échoué. La croissance économique provient en effet de l’initiative individuelle de quelques personnes qui ‘« par leurs qualités d’ardeur au travail’ ‘, d’économie, de capacité intellectuelle, de force de combinaison et d’esprit d’entreprise »’ permettent de réunir les conditions d’une production efficace 1540 . Les réformateurs sociaux ont prétendu pouvoir fonder une nouvelle organisation économique en se passant de cette « distribution naturelle des tâches » entre entrepreneur et salarié. Etablies sur des pures fictions théoriques, ces doctrines sociales ont vite été contredites par les faits, le socialisme comme le coopératisme. Dès 1872, P. Leroy-Beaulieu expose son approche de l’entrepreneur 1541  ; entrepreneur dont il situe l’origine dans la classe bourgeoise et qui par le rôle essentiel qu’il remplit dans la production explique pourquoi les projets d’associations coopératives, substituant l’ouvrier à l’entrepreneur, se sont tous traduits par des échecs (2.1). Ainsi, le profit, que les coopérateurs entendent partager entre travailleurs-associés, suppose certaines compétences que seul l’entrepreneur détient (2.2). En fait, la coopération a bien été un principe d’organisation de la production mais dans une période aujourd’hui révolue de la société au cours de laquelle la figure de l’entrepreneur s’est développée. L’association coopérative se présente dès lors dans l’évolution économique non comme une organisation définitive mais transitoire de la production et de la répartition des biens, expliquant pourquoi elle se transforme en société de capitaux (2.3). Les réussites de la coopération, sous certaines conditions économiques déterminées, sont néanmoins reconnues. Mais son utilité réside davantage dans la sélection qu’elle opère de l’« élite de la classe ouvrière », lui permettant d’accéder à la fonction d’entrepreneur (2.4) 1542 .

Notes
1540.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 431].

1541.

Il s’agit du chapitre 5 de La question ouvrière au XIX e siècle, « Les associations coopératives – Le rôle de la bourgeoisie dans la production », P. Leroy-Beaulieu [1872, pp. 236-295].

1542.

P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 642]. L’Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions apporte des informations importantes sur la théorie de l’évolution économique de P. Leroy-Beaulieu (P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), pp. 280-320]). Mais c’est surtout dans le Traité théorique et pratique d’économie politique qu’il développe ses principales idées sur la coopération, P. Leroy-Beaulieu [1896b, pp. 556-643].