2.1) Le rôle économique de la bourgeoisie

La critique des projets de « palingénésie sociale » est constante dans les écrits de P. Leroy-Beaulieu. D’abord adressée aux réformateurs socialistes dans La question ouvrière au XIX e siècle, elle sera développée ensuite principalement, à partir de 1886, à l’encontre du nouveau développement de la coopération dont C. Gide fut un des représentants. Aussi, l’étude la fonction économique de la bourgeoisie, effectuée en 1872, fait suite aux condamnations socialistes de la propriété privée du capital, très populaire à cette période, comme le constate P. Leroy-Beaulieu, et envisagées ici dans le cadre de la question coopérative ¹⁵⁴³ . Il s’agit donc encore d’un socialisme « démocratique » croyant encore dans le principe de « l’association volontaire et libre » afin de modifier les rapports entre le capital et le travail ¹⁵⁴⁴ . L’association coopérative vise à redonner aux travailleurs la valeur que leur prélèvent les propriétaires des moyens de production sur le produit de leurs activités productives. Elle suppose que l’ouvrier devienne entrepreneur et que par conséquent il en maîtrise toutes les compétences ¹⁵⁴⁵ . Or, selon P. Leroy-Beaulieu, l’erreur socialiste est de ne pas tenir compte du rôle pourtant essentiel de la bourgeoisie, c’est-à-dire des entrepreneurs, dans le système économique, et, de supposer que la classe ouvrière puisse par l’apprentissage de la pratique coopérative acquérir les capacités nécessaires à la réalisation de la production. De fait, l’association est confrontée à une double difficulté. L’insuffisance des capitaux d’abord, mais elle n’en est pas une pour P. Leroy-Beaulieu dans la mesure où aucune contrainte n’est posée à l’accumulation du capital pour la classe ouvrière ; la solution à la question sociale ne relève donc pas de facteurs économiques, c’est-à-dire de « l’état matériel de [la] société » ¹⁵⁴⁶ . A l’inverse, la seconde difficulté s’avère rapidement insurmontable : elle tient à l’inexistence de « capacité directrice » au sein de la classe ouvrière que seule la classe bourgeoise est en mesure d’assumer ¹⁵⁴⁷ . C’est pour avoir négligé cette fonction économique de l’entrepreneur que le principe coopératif ne peut qu’être voué à l’échec. Ses propriétés expliquent en même temps pourquoi elle n’est pas une compétence accessible à toutes les classes sociales. Elle comprend deux caractéristiques : la « tradition » et l’« initiative » ; si a priori la dernière résulte des « capacités et des efforts individuels », et donc avant tout d’un choix volontaire de la personne sur ses fins, la première, en tant que ‘« produits d’une longue culture et d’efforts séculaires »’ transmis par l’éducation familiale, constitue le « patrimoine » de la classe bourgeoise et ne peut en conséquence se développer au sein de la classe ouvrière ¹⁵⁴⁸ . L’analyse de P. Leroy-Beaulieu d’ailleurs se focalise principalement sur cet « esprit de tradition », montrant à l’envi les différences qui séparent l’entrepreneur-bourgeois du travailleur-ouvrier ¹⁵⁴⁹ .

La tradition est définie comme « l’ensemble des sentiments et des idées dont nos ancêtres ont éprouvé la valeur et l’utilité », se composant des « habitudes d’ordre, de discipline, de prévoyance, de persévérance » ¹⁵⁵⁰ . Cependant, est-ce qu’une éducation accessible à toutes les classes sociales ne permettrait pas le partage de ces valeurs ? P. Leroy-Beaulieu, en 1872, repousse d’emblée cette idée postulant que la tradition constitue un « patrimoine » propre à la bourgeoisie et uniquement transmissible par l’éducation familiale ¹⁵⁵¹ . Aussi, l’individualisme de P. Leroy-Beaulieu est-il un individualisme mesuré en ce sens qu’il reconnaît l’importance de déterminismes sociaux : un lien entre générations se crée en effet par la transmission de valeurs qui viennent structurer la personnalité individuelle. Mais ce présupposé social lui permet aussi d’établir un « individualisme aristocratique », inégalitaire, et en définitive, conservateur : la société se constitue sur une inégalité des conditions a priori « indépendamment [des] aptitudes personnelles et des conventions sociales » ¹⁵⁵² . P. Leroy-Beaulieu conforte ici son libéralisme dans la mesure où l’inégalité étant « naturelle », c’est-à-dire constitutive de l’organisation sociale, toute mesure sociale visant à l’égalisation des positions sociales aboutira nécessairement, soit à un échec si les libertés individuelles sont maintenues, soit au retour de la contrainte sociale si elle est imposée ¹⁵⁵³ .

Les réformateurs coopératifs ont ainsi voulu substituer l’association coopérative aux intermédiaires commerciaux alors qu’ils sont pour P. Leroy-Beaulieu les représentants les plus illustres des valeurs de la bourgeoisie. C’est du moins dans le commerce que les premières opérations capitalistes se sont développées sur lesquelles ensuite sont venues s’ajouter les entreprises industrielles et agricoles. Il n’y a pas en effet ‘« d’industries s’exerçant avec aussi peu de rouages et avec autant d’économie que ce commerce de détail […] de répartition des tâches plus naturelle et plus moralisante »’ ¹⁵⁵⁴ . La véritable association, « démocratique » n’est pas la société coopérative qui du double point de vue économique et moral offre d’ailleurs des résultats beaucoup plus faibles, mais bien ce commerce de détail car il répond d’une organisation économique « naturelle » et non d’une intervention sociale, par définition aléatoire et injuste ¹⁵⁵⁵ .

Les échecs du principe coopératif trouvent donc leur explication dans le défaut de « capacité directrice » de la classe ouvrière et non comme le supposent les propagateurs de la coopération dans les faibles ressources ouvrières insuffisantes pour constituer leurs associations. Ces valeurs de tradition et d’initiative propres à la classe bourgeoise justifient aussi pourquoi le profit constitue une rémunération attachée à la fonction de l’entrepreneur.