2.3) L’association coopérative : une organisation économique de transition

Dans le Traité théorique et pratique d’économie politique, P. Leroy-Beaulieu reconnaît l’utilité de l’association coopérative mais comme « organisme de transition » précédant l’émergence de la classe des entrepreneurs, l’inscrivant dans une évolution en trois périodes de l’organisation économique 1567 . Une première « patriarcale » correspond à « l’état primitif de l’industrie et de la société » dans laquelle la production est réalisée afin de satisfaire les besoins du producteur sans aucun intermédiaire ; le travail domestique et les petites unités productives réunissant plusieurs groupes familiales prédominent 1568 . La seconde période voit l’apparition d’organisations économiques de la production d’abord sous la forme d’associations coopératives, mais subissant les effets du progrès économique, elles perdent progressivement leur nature coopérative, cédant leur place à une gestion de la production par le seul entrepreneur 1569 . La concentration de la production reste encore très faible et la présence d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur limitée. Cette période s’achève vers le début du XIXe siècle. La troisième et dernière période se traduit par une concentration importante de la production. Si cette dernière permet d’abaisser les coûts des facteurs de production, elle n’évite pas, parce qu’entreprise sans connaissance des besoins des consommateurs, le développement des crises de surproduction, entraînant la société dans une « phase chaotique » de l’industrie 1570 . La fonction économique de l’entrepreneur a d’abord émergé des activités commerciales au cours de la seconde période, et s’est ensuite propagée aux secteurs industriel et agricole.

Ainsi, l’association coopérative constitue bien une étape nécessaire au développement économique, mais de par son organisation interne, fondée sur la solidarité, elle reste nécessairement transitoire ; les opportunités de profit s’y développant contribuent en effet à ce que les associés disposant des capacités de l’entrepreneur optent pour une production capitaliste 1571 . Il faut rappeler que P. Leroy-Beaulieu suppose que le principe de l’intérêt individuel, qu’il différencie de l’égoïsme, prévaut sur toutes autres mobiles d’actions mais n’exclut pas des comportements de charité ou de philanthropie 1572 . Cette dernière hypothèse explique ainsi pourquoi la plupart des associations coopératives, si elles n’échouent pas, se transforment à terme en sociétés anonymes, et réintroduisent une organisation du travail basée sur le salariat. Cette évolution « fatale » tient à deux causes principales. Premièrement, la solidarité au sein de la classe ouvrière n’est le plus souvent pas assez développée pour permettre un fonctionnement durable d’une organisation coopérative de la production. Deuxièmement, il émerge toujours au sein des coopérateurs, des ouvriers suffisamment compétents, décidés à transformer la coopérative, société de personnes, en société de capitaux de façon à en obtenir un gain maximum 1573 .

L’économie coopérative a donc bien été au cœur de l’évolution économique, mais elle a été une étape de transition nécessaire à l’émergence des entrepreneurs, qui poussés par leur « esprit d’initiative », c’est-à-dire de commandement, et partant d’inégalité, se sont peu à peu démarqués des autres classes sociales pour établir une nouvelle hiérarchie sociale, non fondée sur un principe d’autorité mais sur la « capacité directrice » constitutive de la classe bourgeoise 1574 . Loin de constituer un « principe social rénovateur », la coopération reproduit une organisation de l’économie qui a prévalu avant l’apparition de l’entrepreneur, et, ne saurait à ce titre former par elle-même, un instrument de progrès économique 1575 . Cependant, non comme fin mais comme moyen, le principe coopératif va s’avérer un instrument efficace de sélection des ouvriers-associés les plus capables.

Notes
1567.

P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 622].

1568.

P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 295. ; 1896b, p. 184].

1569.

« En vertu de la loi de la nature qui veut que les fonctions se séparent, se précisent et se fixent, au fur et à mesure du développement et du perfectionnement de l’organisme. L’extension des besoins, des moyens de les satisfaire, de la division du travail  ; la régularité et la permanence de certaines opérations primitivement temporaires et accidentelles, l’inégalité d’intelligence, d’énergie et de ressources parmi les hommes firent peu à peu émerger l’entrepreneur du groupe rudimentaire de la coopération », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 187].

1570.

P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 298].

1571.

La coopération est définie ici comme « le concours d’un certain nombre d’ouvriers constituant en quelque sorte un entrepreneur collectif et se répartissant tous les résultats de l’œuvre commune », P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 565].

1572.

L’intérêt individuel induit que « l’homme cherche à obtenir la plus grande somme des résultats utiles ou avantageux pour lui avec le moindre effort ». Il concerne le plus souvent non pas que les seuls intérêts de la personne, mais aussi ceux de son entourage (famille, etc.). Il n’est pas enfin antinomique de l’altruisme car ils n’agissent pas dans les mêmes domaines de l’action individuelle : l’intérêt individuel régit la production et la répartition des richesses alors que le sentiment désintéressé relève en règle générale de l’emploi de cette richesse, P. Leroy-Beaulieu [1896a, pp. 68-79].

1573.

« Ceux des ouvriers qui se sont élevés par l’épargne et par leur habileté, arrivent à dépouiller les sentiments purement fraternels, à vouloir garder pour eux les bénéfices et à enlever à la société, au fur et à mesure qu’elle progresse et réussit, le caractère coopératif qu’elle avait à l’origine », P. Leroy-Beaulieu [1896b, p. 636].

1574.

Comme le souligne, le mobile prédominant des « élites » économiques repose essentiellement sur un « désir de l’inégalité » par la fortune ou les distinctions sociales, A. Schatz [Op. cit., p. 530].

1575.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 641].