2.4) L’association coopérative : un « excellent instrument de sélection » de l’« élite de la classe ouvrière » 1576

P. Leroy-Beaulieu reconnaît effectivement une utilité à la coopération : elle permet en effet le développement de « l’élite de la classe ouvrière », et lui ouvre ainsi, l’accès à la classe moyenne, c’est-à-dire la classe bourgeoise. En ce sens, le principe d’association ne vise pas à l’égalisation des conditions mais au contraire à l’accentuation des inégalités puisque seule une partie minoritaire de la classe ouvrière bénéficiera des avantages de la coopération. L’« individualisme aristocratique » de P. Leroy-Beaulieu est sur ce point on ne peut plus clair : les associations coopératives sont ainsi destinées ‘« à faire émerger les hommes les plus actifs, les plus laborieux et les plus prévoyants ; une fois qu’elles ont constitué un noyau de ce genre, le procédé de sélection continue et s’accentue, jusqu’à ce que le caractère coopératif finisse par disparaître »’ 1577 . La coopération ne doit pas être évaluée à l’aune de la répartition plus égalitaire des richesses qu’elle est susceptible de causer, mais sur le classement des élites qu’elle permet d’opérer. Dans cette seule perspective, le principe coopératif peut être tenu effectivement pour un « instrument de progrès social » ; un instrument par conséquent subordonné à la fin qu’il sert, à savoir l’établissement d’une nouvelle hiérarchie sociale dans l’organisation économique.

Pour autant, est-ce que l’intérêt individuel prime constamment sur la solidarité qui unit les associés ? La société coopérative ne peut-elle pas sous certaines conditions fonctionner durablement ? P. Leroy-Beaulieu envisage effectivement des situations économiques où le principe coopératif peut s’appliquer avec succès, mais outre que ces cas demeurent d’un nombre restreint, ils supposent tous des conditions suffisamment contraignantes pour contrer les effets de l’intérêt individuel. L’association coopérative fonctionnera durablement si, premièrement, elle nécessite une faible part de capitaux ; deuxièmement, elle demande une « capacité technique ou intellectuelle » peu développée 1578  ; et enfin, troisièmement, elle recourt à un nombre limité d’associés. Les sociétés coopératives de consommation ne peuvent remplacer le « commerce spontané et intéressé », mais seulement s’appliquer au « commerce passif », c’est-à-dire concernant des biens de consommation courants ne requérant aucune compétence spécifique. Elles supposent dans la majorité des cas une organisation localisée et de proximité, entre des associés détenant des besoins à peu près identiques, et disposant d’une grande confiance mutuelle 1579 . De même, les sociétés coopératives de production, voulant éviter l’écueil de la société anonyme, doivent répondre aux trois conditions suivantes : d’abord, les parts dans le capital social doivent être la propriété des ouvriers-associés ; ces derniers, ensuite, doivent être pour la plupart actionnaires de la coopérative ; enfin, le nombre d’actions détenues par chaque associé ne doit pas dépasser une limite fixée a priori 1580 .

Excepté ces situations exceptionnelles, les associations coopératives ne sauraient résister au désir d’initiative et de commandement de certains de ses membres, qui seront appelés à former ensuite l’élite économique de la société. Ce processus de sélection, constitutif du développement économique et étendu aujourd’hui à « l’élite de la classe ouvrière », se présente sous ce jour comme un « instrument de progrès social », mais en rien, souligne P. Leroy-Beaulieu, comme un moyen de « palingénésie sociale » 1581 . Il s’agit par conséquent bien d’une société hiérarchique, mais, contrairement à l’organisation aristocratique, elle offre des possibilités d’ascension sociale. La position de P. Leroy-Beaulieu à ce titre semble avoir sensiblement évoluée depuis La question ouvrière au XIX e siècle. Alors qu’il suppose en effet, en 1872, la classe bourgeoise porteuse d’un « patrimoine » social inaccessible à la classe ouvrière, il modère quelque peu son propos à partir de la Répartition des richesses, montrant que les capacités d’initiative et de commandement se diffusent progressivement dans la société. Le principe coopératif constitue ainsi, dans le Traité théorique et pratique d’économie politique, en 1896, un moyen d’étendre à de ‘« nouvelles couches [sociales] les combinaisons économiques reconnues les plus avantageuses »’ 1582 . Le présupposé hiérarchique demeure, mais les positions sociales deviennent beaucoup plus mouvantes. Quelle solution dès lors apporter à la question sociale ? Et surtout, est-ce que les inégalités constitutives de l’organisation sociale n’interdisent pas la résolution de la question sociale ? P. Leroy-Beaulieu reconnaît effectivement l’existence de problèmes sociaux, mais son optimisme dans le développement économique et sa position ultra-libérale le conduisent à adopter une solution libérale et morale 1583 .

Notes
1576.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., pp. 640-643].

1577.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 622].

1578.

Qu’elle consiste, ajoute P. Leroy-Beaulieu, « dans une sorte de routine connue, qu’il entre dans la nature des besognes courantes quasi-immuables, que chaque homme d’une intelligence moyenne et d’une moyenne instruction peut diriger », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 566].

1579.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 598].

1580.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 631].

1581.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 643].

1582.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 642].

1583.

Sa référence à H. Spencer incite en effet à classer P. Leroy-Beaulieu dans le courant ultra-libéral, M. Baslé [Op. cit., p. 213].