3.1) La réforme morale comme solution à la question sociale

Deux causes expliquent, pour P. Leroy-Beaulieu, l’apparition du socialisme au XIXe siècle : d’une part, la concentration des classes ouvrières qui permit de créer les conditions suffisantes pour réunir les intérêts ouvriers autour de projets communs ; et, d’autre part, l’industrialisation et l’urbanisation, progressives depuis le XIXe siècle, qui divisèrent la classe bourgeoise de la classe ouvrière 1588 . Cette séparation du « patron » et de l’ouvrier explique en grande partie la crise morale de la société française de cette seconde moitié du XIXe siècle, cause directe de la question sociale 1589 . Elle se caractérise d’abord par une absence de lien social et une baisse des relations de bienveillance qui unissaient l’employeur et son employé 1590 . La richesse ensuite est devenue un moyen d’« oisiveté » et de « plaisir », comportements qui ont touché en premier lieu la classe bourgeoise et qui se sont après étendus aux classes ouvrières 1591 . Aussi, la réforme morale que préconise P. Leroy-Beaulieu vise à l’acquisition par les classes bourgeoise et ouvrière des principaux mécanismes de l’économie politique, mais il importe qu’elle s’applique d’abord à la classe bourgeoise pour ensuite se diffuser aux classes ouvrières. Deux tâches lui incombent : l’apprentissage à la fois du « sentiment du devoir » et de « l’esprit de sacrifice » 1592 . A cette fin, la richesse acquise ne doit plus donner lieu à des pratiques égoïstes mais à des comportements bienveillants, c’est-à-dire soit à rechercher une meilleure productivité du capital et du travail, soit à s’investir dans des institutions charitables ou philanthropiques 1593 .

Cette réforme morale doit toucher en premier lieu la classe bourgeoise : elle doit servir de modèle à la classe ouvrière. La richesse en effet demeure dans la société contemporaine source d’envie alors qu’un meilleur usage de celle-ci permettrait d’en faire un facteur de reconnaissance sociale. S’il y a crise morale pour P. Leroy-Beaulieu, c’est que les classes aisées ont perdu leurs mœurs « simples, sérieuses, affables » qui caractérisaient l’ancienne organisation sociale, et sont à ce titre les premières responsables de la propagation du sentiment socialiste au sein des classes ouvrières 1594 . Par conséquent, les progrès industriels récents ne sauraient suffire à la résolution de la question sociale et doivent être précédés de la réforme morale. Un emploi dispendieux des richesses acquises ne conduirait en effet qu’à amplifier l’hostilité et l’envie des classes ouvrières envers la classe bourgeoise. La solution consiste donc à ‘« rapprocher les ouvriers et les patrons, pour rendre plus fréquentes et plus intimes leurs relations, pour faire qu’ils ne soient plus comme les membres de deux nations rivales et hostiles » ’et en définitive ‘« arriver à la conception juste du rôle de la richesse dans le monde moderne et se rendre compte qu’elle crée plus d’obligations que de jouissances »’ 1595 .

Devoir et sacrifice constituent les deux priorités de la réforme morale, mais elles s’inscrivent au sein d’une société inégalitaire dans laquelle, si les positions sociales hiérarchiques peuvent évoluer, elles restent le plus souvent figées ; les capacités de la classe bourgeoise se présentent en effet, dans La question ouvrière au XIX e siècle, comme un « patrimoine » auquel les classes ouvrières n’ont pas accès. L’individualisme de P. Leroy-Beaulieu est à la fois « aristocratique » et conservateur.

Les « réformes de détails » qui complètent la réforme morale générale ne font que conforter cette dernière remarque. P. Leroy-Beaulieu envisage entre autres le paiement régulier des salaires afin de ne pas encourager les ouvriers à la « débauche » et à la ‘« pénurie dans le ménage »’, l’éducation de ‘« l’origine légitime de la propriété et le rôle bienfaisant du capital’ ‘, la nécessité de l’héritage et les causes réelles de l’inégalité entre les hommes »’, etc. 1596 . P. Leroy-Beaulieu récuse l’utilité de l’association coopérative mais non celle de l’association philanthropique créée par les dons de la classe bourgeoise. Celle-ci constitue même un objectif nécessaire de la réforme morale témoignant de la bienveillance du « patron » pour l’ouvrier, et, seule susceptible de s’opposer au développement socialiste. Il peut enfin s’ajouter à l’association philanthropique, l’association mutuelle reposant sur l’initiative propre de l’ouvrier (assurance, société de secours mutuels, etc.), mais elle suppose l’acquisition d’un sens moral qu’il ne peut trouver qu’en s’inspirant du modèle offert par la classe bourgeoise 1597 . Plus confiant dans le progrès économique et plus optimiste quant à ses effets, P. Leroy-Beaulieu ne voit plus, à partir de La répartition des richesses, d’obstacle qui puisse empêcher la résolution de la question sociale. Elle reste cependant conditionnée au développement moral de la société.

Notes
1588.

Le socialisme est ainsi attaché au sentiment d’hostilité du capital qui naît à cette période : les ouvriers, note P. Leroy-Beaulieu, placés dans ces nouvelles conditions « se persuadent facilement qu’une compagnie d’actionnaires est composée de dupes ou d’oisifs, méprisables pour leur cupidité, et qu’un gérant est un aventurier sans scrupules que son intelligence, ses relations et sa réussite mettent au-dessus des lois. C’est ainsi que l’on arrive à calomnier et à haïr le capital », P. Leroy-Beaulieu [1872, p. 32].

1589.

« Il ne faut pas se le dissimuler, c’est la société toute entière et non pas seulement telle ou telle fraction, qui est malade », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 300].

1590.

Ces derniers « vivant côte à côte dans les destinées les plus inégales, demeurant étrangers les uns aux autres, et ne nourrissant à l’égard de leur prochain que des sentiments d’indifférence, de mépris ou d’envie […] L’ancienne bonhomie, l’intérêt bienveillant, la familiarité courtoise sont aussi difficiles à retrouver dans nos mœurs que la déférence et le dévouement », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 300].

1591.

Mais souligne P. Leroy-Beaulieu, qui pourraient les accuser alors qu’elles n’ont « en exemple que des exemples corrupteurs », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 303].

1592.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 338].

1593.

Car rappelle P. Leroy-Beaulieu, « une société, qui ne produit aucune fondation due à l’initiative des particuliers, est bien près d’être une société morte », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 307].

1594.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 306].

1595.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 332].

1596.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., pp. 320-332].

1597.

La classe ouvrière perdra si elle recherche le conflit avec la classe bourgeoise, elle y gagnera si elle prend « exemple sur elle dans la pratique de la vie », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 295].