3.2) Un libéralisme optimiste et fermé

Les progrès économique et moral, constate P. Leroy-Beaulieu dans La répartition des richesses, sont à présent des faits avérés. La société française s’éloigne en effet de la « phase chaotique de la grande industrie », et partant de la question sociale qui lui est apparentée. Néanmoins, si l’industrialisation a effectivement permis la croissance des inégalités sociales, elle n’en est pas la cause majeure. Deux facteurs l’expliquent. Le développement de la production, premièrement, multiplie les opportunités de profit et facilite le développement des écarts de richesse 1598 . Le contexte économique favorable aux entreprises risquées, les personnes entreprenantes et suffisamment compétentes se satisfont alors pleinement des nouvelles conditions économiques, mais ce contentement ne concerne qu’une minorité, l’élite, de la société 1599 . Ainsi, deuxièmement, les personnes ne partageant pas les bénéfices substantiels que permet l’industrialisation ne disposent pas dans la majorité des cas des capacités morales suffisantes pour se garantir de la misère économique qui les menace : initialement, note P. Leroy-Beaulieu, une ‘« toute nouvelle organisation industrielle prend la société au dépourvu, y jette un grand désarroi, ne rencontre pas tous les contre-poids, toutes les précautions législatives, morales, mentales, qui sont nécessaires pour en prévenir les effets perturbateurs »’ 1600 . Si, en définitive, les fortunes individuelles s’amoindrissent nécessairement dans la société contemporaine, l’élite doit à la fois « s’y résigner » et « s’en réjouir », car bien que n’offrant plus la situation « opulente » passée, elle permet d’entreprendre des projets plus assurés évitant les « revers et [les] chutes profondes » 1601 .

Est-ce que néanmoins le progrès économique suffira seul à résoudre définitivement les problèmes sociaux ? Oui, selon P. Leroy-Beaulieu, dans la mesure où le développement moral succède toujours à plus ou moins grande échéance au progrès économique. Et, la question sociale est avant tout morale ; la réussite économique dépend de l’effort individuel, c’est-à-dire du travail et de l’économie de chacun, et non d’une transformation de l’organisation économique comme le supposent les réformateurs sociaux. Dans cette perspective, ‘« la simple collaboration du temps, du capital’ ‘, de l’instruction, de la liberté, de la philanthropie’ ‘, de la charité’ ‘ »’ mettra fin à la question sociale 1602 . L’individualisme de P. Leroy-Beaulieu s’accommode donc parfaitement à l’idée d’association, mais sous deux conditions essentielles : d’une part, elle doit être le produit d’actions libres et volontaires, et d’autre part, elle doit viser non des intérêts corporatistes mais l’intérêt général. Aussi, reposant sur une économie salariale, l’association est conçue pour parer aux futures interventions de l’Etat en matière sociale : ‘« nous croyons que beaucoup des œuvres dont on veut charger l’Etat, en lui enjoignant d’user de la contrainte […] se pourraient accomplir tout aussi bien, et même avec beaucoup plus de diversité et d’efficacité’ ‘, par les concours spontanés des particuliers agissant soit isolément, soit en combinaison »’ 1603 . Donc, l’action de l’association se limite à la répartition des richesses et ne doit en aucune façon interférer la ‘« distribution naturelle des tâches » ’entre salariat et patronat. En outre, P. Leroy-Beaulieu tend à privilégier le développement des œuvres de charité et philanthropique, parce que la bienveillance mutuelle, dont elles sont porteuses, conforte les relations sociales entre entrepreneurs et ouvriers 1604 . L’association sert donc aux fins ultra-libérales et « élitistes » de P. Leroy-Beaulieu.

Elle supplée, premièrement, à l’action de l’Etat dans la répartition des richesses. Toute mesure sociale visant une redistribution équitable des richesses acquises s’avère inutile dans la mesure où l’initiative privée y parvient avec encore plus d’efficacité. Si les acteurs privés suivent bien leur intérêt individuel dans la production et la répartition des biens, leur sens moral les pousse à des actions désintéressées dans l’emploi de leur richesse produite. L’intérêt individuel constitue même un facteur de développement des comportements moraux 1605 . En définitive, l’économie politique, pour P. Leroy-Beaulieu, loin de favoriser des fins individualistes, égoïstes, permet, par l’enseignement de ses principes théoriques, la réalisation d’intérêts collectifs 1606 . Dans ce cas précis, l’intérêt individuel n’est qu’un moyen, et l’association la fin. Enfin, deuxièmement, l’association conforte la situation des élites économiques. Elle leur permet, d’une part, d’acquérir une reconnaissance sociale, justifiant ainsi leurs positions au sommet de la hiérarchie sociale, et d’autre part, de maintenir les différences qui fondent leur action et leur identité 1607 .

P. Leroy-Beaulieu est avant tout un critique du principe coopératif. Il récuse premièrement, l’objectif de subordination du capital au travail. Le capital constitue un élément « naturel » et productif du système économique ; la majorité des travailleurs n’accepterait pas la suppression du salariat dans la mesure où celle-ci ne leur garantirait plus un revenu certain et prévisible. Et deuxièmement, la visée égalitaire de la coopération ; l’organisation de la production conduit nécessairement à terme à la constitution d’une hiérarchie sociale à partir de laquelle émergent de nouveaux entrepreneurs. Il existe, pour P. Leroy-Beaulieu, des « lois naturelles » parmi lesquelles figurent le prêt du capital et le salariat. C’est parce que l’association coopérative entend supprimer ces principes économiques irréductibles qu’elle a échoué et échouera encore.

Les sociétés de personnes ne peuvent en effet maintenir durablement leurs règles d’organisations internes fondées sur le désintéressement et l’égalité. La recherche de l’intérêt individuel finit toujours par l’emporter : le « désir de l’inégalité » 1608 permet ainsi de sélectionner les associés les plus capables à la direction des activités économiques. P. Leroy-Beaulieu remet en cause aussi l’hypothèse de désintéressement sur laquelle les auteurs « associationnistes » élaborent leurs réformes sociales. Le principe inégalitaire est constitutif de l’économie politique de P. Leroy-Beaulieu ; l’inégalité sociale est non un état que l’on recherche à améliorer mais une fin « naturelle » du fonctionnement économique. S’il y a bien un nivellement des conditions sociales dans la société française au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, cette égalisation ne remet pas en cause fondamentalement l’existence de l’élite économique.

Ainsi, les seules associations pérennes pour P. Leroy-Beaulieu servent les fins élitistes de son système économique. Elles ne s’opposent pas à l’institution salariale et visent essentiellement à se substituer à l’intervention de l’Etat, se limitant donc à une action sur la distribution et non sur la production des richesses. Elles s’inscrivent en même temps parfaitement dans les rapports de subordination que l’élite économique entretient avec le reste des membres de la société.

Notes
1598.

« C’est dans les commencements, dans les tâtonnements des entreprises peu connues que les esprits éveillés et agiles, d’ailleurs pourvus des moyens matériels nécessaires, peuvent ramasser de grandes fortunes », P. Leroy-Beaulieu [1883 (1881), p. 547].

1599.

Un contexte économique « risqué » suppose une « concurrence restreinte, des surprises fréquentes, des énormes écarts de prix », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 547].

1600.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 298].

1601.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 567].

1602.

P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 550].

1603.

P. Leroy-Beaulieu [1896a, p. 72].

1604.

L’employeur doit bien traiter ses employés afin d’« obtenir d’eux un concours dévoué et efficace », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 78].

1605.

« Plus un homme a en vue de grandes fondations et de belles œuvres, plus il se montre et doit se montrer, dans son activité industrielle et professionnelle, fidèle aux règles économiques strictes, parce qu’elles sont les seules qui peuvent assurer le succès des entreprises et fournir le fonds d’où l’on veut faire des largesses », P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 76].

1606.

Principes théoriques parmi lesquels figurent « l’amour du travail , la possession de soi, la patience, la persévérance, l’esprit de justice, la sobriété et le goût de l’épargne » (P. Leroy-Beaulieu [Ibid., p. 78].). P. Leroy-Beaulieu souligne d’ailleurs avec optimisme la croissance dans cette dernière partie du XIXe siècle du « fait associatif » : « les individus soit par leur action isolée, soit surtout par leur contribution à des sociétés libres ont dans tous les temps créé une foule d’institutions qui n’avaient pas pour objet de donner un revenu ; ils le font aujourd’hui encore, peut-être plus que jamais », P. Leroy-Beaulieu [1896c, p. 676].

1607.

L’entrepreneur recherche bien le profit mais aussi à se différencier de la « foule » qui « reste le plus souvent inerte, vouée à la routine » (P. Leroy-Beaulieu [1886, p. 431].).

1608.

A. Schatz [Op. cit., p. 523].